Pionnier du cinéma gai et d’avant-garde, Kenneth Anger n’est plus

Le réalisateur Kenneth Anger, ici photographié en mars 2014
Jonathan Leibson Getty Images via Agence France-Presse Le réalisateur Kenneth Anger, ici photographié en mars 2014

Lorsque le film Babylon prit l’affiche, l’an dernier, le portrait à la fois glauque et sulfureux que Damien Chazelle y fait de Hollywood ne fut pas sans rappeler le bien intitulé Hollywood Babylon, ouvrage notoire de Kenneth Anger. Pionnier du cinéma gai et d’avant-garde, Anger est décédé le 11 mai à 96 ans, mais sa mort n’a été communiquée que mercredi. L’un des premiers réalisateurs américains ouvertement homosexuels alors que c’était encore illégal, il fut poursuivi pour obscénité à cause de son film Fireworks. Son style expérimental empreint d’irrévérence et de surréalisme inspira autant John Waters que David Lynch.

Steven Spielberg et Martin Scorsese étaient également des admirateurs : en 2003, avec Francis Ford Coppola et Robert Redford, ils contribuèrent financièrement à la préservation des brûlots cinématographiques de Kenneth Anger.

Inclassable, son cinéma n’en était pas moins immédiatement reconnaissable.

Au site Dazed, Kenneth Anger résume en 2011 : « J’aimais les films de Cocteau et certains films expérimentaux de Buñuel, et je voulais simplement faire quelques films personnels dans cette veine. Je les appelle “ciné-poèmes” — ce ne sont pas des films narratifs, mais plutôt des histoires racontées avec des images. »

Avec un mélange d’autodérision et d’acuité, il confie en 2014 au cinéaste Harmony Korine, lors d’un entretien pour le magazine Interview : « Mes rêves sont à gros budget, et mes films sont à petit budget. »

Un film radical

Né en 1927 à Santa Monica, en Californie, au sein d’un foyer confortable de la classe moyenne, Kenneth Anger passe son temps au cinéma lorsque la Grande Dépression frappe. Sa grand-mère maternelle l’encourage dans cette voie.

À 10 ans, il récupère un reste de pellicule 16 mm et tourne un premier film amateur. Puis un deuxième, à 14 ans, et ainsi de suite, entre chronique enfantine et pastiche de science-fiction avec effets spéciaux maison (des débuts comme ceux de Spielberg).

En 1944, la famille déménage à Hollywood, où Kenneth Anger termine ses études secondaires. Peu après, il est arrêté par la police dans le cadre d’un « piège à homosexuels ». Plus tard, il s’inscrit en cinéma à la USC (University of Southern California).

Tourné en 1947, son court métrage Fireworks se veut une exploration de ses désirs homosexuels. Projeté en public en 1948, le film lui vaut d’être traîné en cour, où l’accusation d’obscénité est rejetée : Fireworks est jugé artistique, et non pornographique.

À la publication Film Quaterly, Todd Haynes, dont le premier film, Poison, est très influencé par le travail de Kenneth Anger, rappelle au sujet de Fireworks : « Incroyable. Ses parents sont partis pour la fin de semaine, et avec ses amis, il tourne ce film radical, homoérotique, fou, et si beau […] Puis ce film voyage en Europe, et Genet et Cocteau et tous ces mecs se font projeter ce film d’un adolescent américain. Assez remarquable. »

Le film est en outre remarqué par Alfred Kinsey, lui-même à l’avant-garde de sa profession. Non seulement Kenneth Anger participera-t-il aux recherches du brillant sexologue, mais il nouera avec lui une amitié indéfectible.

La manne babylonienne

Après des pérégrinations européennes, sans le sou, Kenneth Anger commence l’écriture du livre qui assurera l’essentiel de sa subsistance dans le futur : Hollywood Babylon, un compte rendu scabreux à souhait, sur le ton du potinage, des splendeurs et misères de Tinseltown. Publié en 1965, le livre est dénoncé comme étant largement fictif, mais le succès est au rendez-vous.

D’autres ouvrages voient le jour, dont Suicide in the Entertainment Industry et une suite à Hollywood Babylon.

Kenneth Anger ne se désintéresse pas de la réalisation pour autant, loin de là. Il ne cessera en fait jamais réellement d’assembler ses « ciné-poèmes » grâce, de son propre aveu, au soutien de mécènes. Parmi ses films notables, citons Eaux d’artifice, Rabbit’s Moon, et surtout Scorpio Rising, qui allie fétichisme motard et discours anticlérical. Scorpio Rising vaut à son auteur d’être à nouveau poursuivi pour obscénité : cette fois, Anger ne sera acquitté qu’en appel.

Épris de peinture et de science occultes, il aura eu pour influences principales George Méliès, Maya Deren et Jean Cocteau, ce dernier un ami et un admirateur avoué. Car l’oeuvre cinématographique de Kenneth Anger a beau être demeurée résolument underground, elle compte d’ardents — et éminents — admirateurs. D’où son importance, et d’où sa pérennité. Petit budget ou pas.

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