Le grand film de Justine Triet

On l’avait découverte dans La bataille de Solférino, suivie sur la Croisette à travers ses Victoria et Sybil. Mais la cinéaste française Justine Triet n’avait jamais réalisé une oeuvre aussi forte et haletante qu’Anatomie d’une chute. Parmi les réalisatrices en compétition cette année, c’est la première qui fait dire : « Tiens ! En voici une qui mériterait de se retrouver au palmarès, à la Palme, à la réalisation, au scénario, autant qu’à l’interprétation féminine pour l’Allemande Sandra Hüller, étoile de l’heure. » Quelque chose, en tout cas…
Hüller avait laissé en 2018 aux festivaliers un souvenir inoubliable par sa prestation décapante dans la comédie Toni Erdmann de Marin Ade. Dans la cuvée 2023, elle tient la vedette d’un autre grand film de la course, The Zone of Interest. En femme de Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz, elle mériterait aussi de se voir primée… Dans un registre ou l’autre, cette actrice étincelle de talent et de finesse. Elle hérite de rôles complexes défendus avec brio. On lui souhaite de repartir de Cannes avec une couronne.
Anatomie d’une chute, puzzle de haute voltige, dissèque la vie d’un couple lors du procès pour meurtre d’une écrivaine. L’époux est tombé du second étage de leur maison perdue au milieu des Alpes. Suicide ? Assassinat ? Leur jeune garçon malvoyant a découvert le corps du père ensanglanté. Mais que pense-t-il vraiment ?
Elle est une auteure célèbre, son mari professeur peinait à accoucher de son premier roman. Le bal des ego, la jalousie, la frustration sexuelle, la culpabilité alimentaient leurs disputes. Devant la Cour, en présence de l’enfant, le linge sale conjugal s’étale. Des avocats rivalisent d’éloquence pour exhiber les dessous douteux de monsieur et madame. Justine Triet a coécrit avec son compagnon Arthur Harari ce scénario machiavélique, qui égare sans cesse le spectateur. Faut-il douter du personnage féminin, lui donner sa confiance, la condamner d’avance ?
Mine de rien, la débâcle d’un couple pétri de cruauté, d’instabilité, de fragilités s’impose comme le thème central du film, alors que l’enfant omniscient noue et dénoue des fils. Dans cette mécanique d’une ingéniosité perverse, par cette réalisation trépidante, l’énigmatique héroïne, à travers les imperceptibles nuances de Sandra Hüller, se livre et se défile. Quant à la cinéaste Justine Triet, elle s’impose enfin comme grande cinéaste.
Mort au roi !
La monarchie se porte beaucoup cette saison. Pas seulement au couronnement de Charles III. Le cinéma s’en mêle aussi. Maïwenn avait ouvert le bal cannois avec un film situé à Versailles. Quant au Brésilien Karim Aïnouz, nouveau dans la compétition cannoise, il fait revivre avec Firebrand (Le jeu de la reine) Henri VIII, ce Barbe bleue de la Couronne britannique. Ses femmes mouraient après usage, exécutées ou pas. Incarné par Jude Law vieilli, le monarque diminué par une jambe en infection purulente vit sa dernière année auprès de l’ultime épouse Catherine Carr (Alicia Vikander, oscarisée pour sa prestation dans Danish Girl).
Cette production d’époque de qualité, campée à la Cour londonienne du XVIe siècle, ne passerait pas à l’histoire n’eût été son étonnante perspective féministe. Scénarisé par les soeurs Henrietta et Jessica Hashworth, le film transforme la jeune reine en conspiratrice pleine de principes et de courage. Voici les femmes d’Henri XVIII vengées par sa main ! Les filles du roi, terrifiées sous son joug, le sont de concert. Triturer l’histoire peut être un acte libérateur. On a souri devant celui-ci.
Odile Tremblay est l’invitée du Festival de Cannes.