L'art politique selon Theodore Ushev

Le hasard fait parfois bien les choses. Tandis qu’il tournait son premier long métrage en prise de vues réelles dans sa Bulgarie natale, Phi 1.618, le cinéaste Theodore Ushev s’est fait approcher par Borislav Kolev, qui souhaitait réaliser un documentaire sur sa vie et son oeuvre, Theodore Ushev. Liens invisibles. Deux ans plus tard, voilà que les deux films prennent l’affiche à deux semaines d’écart dans son pays d’adoption.
« Ce n’était pas du tout planifié ; rien n’est planifié dans ma vie, affirme celui qui a signé plus d’une dizaine de courts métrages à l’ONF pour lesquels il a remporté plus de 150 prix. C’est vraiment une année incroyable, je pense que je vis dans un monde dystopique ! »
De fait, à peine revenu de Californie, où Phi 1.618 venait de remporter la Palme d’or au Festival du film de Beverley Hills, Theodore Ushev apprenait que le film avait gagné un prix au Festival du film de Moscou — où il avait envoyé une version comprenant trois messages subliminaux écrits en russe : « Poutine est une merde » ; « Non à la guerre » ; et « Allez vous faire foutre ». Au moment de la rencontre dans les bureaux du Devoir, il s’apprêtait à rédiger son discours de refus.
« C’est un ami réalisateur russe qui m’avait suggéré d’y soumettre ce film qui dénonce le fascisme. Je l’ai envoyé et, deux jours plus tard, j’ai appris qu’il avait été sélectionné en compétition. À cause de tout ce qui se passe en Russie, j’ai d’abord hésité à accepter, puis j’ai eu l’idée d’y ajouter des images subliminales, une technique que j’adore et que j’utilise depuis Tower Bawher. L’art a toujours été un geste politique pour moi. Dans tous mes films, il y a un message politique, sauf dans Sonámbulo et dans Demoni. Donc de gagner ce prix à Moscou, c’est la cerise sur le gâteau. »
Ce n’est pas d’hier que Theodore Ushev mène un combat contre le fascisme. Déjà, à Sofia, où il était affichiste, il organisait des manifestations anti-Poutine. Très tôt, dans son oeuvre cinématographique, il exprime son opposition au totalitarisme.
« Quand j’ai fait Tower Bawher, Drux Flux et Gloria Victoria, j’avais le sentiment que le fascisme russe allait arriver. Les trois films sont portés par de la musique russe et se rapportent à l’art russe. Quand j’ai commencé à travailler sur Phi 1.618, avant la pandémie, on n’aurait jamais cru qu’il allait y avoir une guerre. Quand la guerre a éclaté, je me suis dit que finalement, je n’avais pas fait une dystopie, mais du réalisme social, un documentaire sur ce qui se passe maintenant », dit celui qui vit à Montréal depuis 1999.
Art antifasciste
Campé dans un futur que l’on espère lointain, Phi 1.618 met en scène un calligraphe sommé de recopier tous les livres, Krypton (Deyan Donkov), qui, aidé d’une jeune punk sortie d’un livre interdit qu’il s’apprêtait à brûler, Gargara (Martina Apostolova), veut tirer de son sommeil éternel Fia (Irmena Chichikova), la dernière femme de l’humanité, avant que les hommes, transformés en biotitans immortels, quittent la Terre, devenue trop toxique, et conquièrent le cosmos.
« L’idée d’immortalité est au coeur de chaque système totalitaire. Si on devenait immortel, il n’y aurait plus de culture parce que les artistes ne se dépêcheraient pas pour créer des oeuvres. Les seuls qui sauraient se servir de l’immortalité seraient des despotes, des tyrans à la tête d’un régime totalitaire. Les régimes totalitaires cherchent toujours à convertir les femmes, à en faire des machines de reproduction, mais dans Phi 1.618, la reproduction ne sert plus à rien. Que la femme ne soit plus active, c’est ce que l’extrême droite veut. La femme a toujours été contre le totalitarisme masculin ; pour moi, l’homme, c’est toujours la guerre ; et la femme, c’est toujours la vie et l’amour. »
Quand Vladislav Todorov a envoyé son scénario, tiré de son roman The Spinning Top, inédit en français et en anglais, Theodore Ushev y a trouvé tant d’éléments qui lui ressemblaient qu’il a eu envie de réaliser le film.
« J’étais pourtant conscient que ce film ne serait peut-être pas aimé, qu’on le trouverait un peu étrange sur le plan dramaturgique parce que j’allais le construire comme un jeu vidéo — j’ai même inclus des icônes qui viennent de Minecraft. Sincèrement, l’histoire ne m’intéressait pas, c’était l’esthétique et le message qui comptaient pour moi. Ce qui est important aussi, c’est que les gens ne trouvent pas mes films ennuyants, je tiens donc toujours au côté ludique. »
Avec l’accord du scénariste, le cinéaste s’est approprié son univers, allant jusqu’à couper la moitié des dialogues : « Quand tu enlèves la possibilité aux comédiens de jouer avec les mots, tu leur enlèves leurs bagages, leurs pinceaux, c’est comme leur dire qu’ils vont seulement dessiner avec le noir et le blanc, ce qui les force à jouer avec leur visage. Avec le scénariste, on s’est beaucoup battu, et si ce n’avait été que de moi, j’aurais fait un film muet, sans paroles. »
Du court au long
Si le passage du court au long métrage et de l’animation à la prise de vues réelles s’est fait sans heurts, Theodore Ushev n’a pas du tout l’intention d’abandonner le court métrage d’animation. Ainsi, il finalise le montage d’un court métrage, produit par Étienne Hansez, coproducteur de Phi 1.618, et pour l’an prochain, il en prépare un autre pour la société de production audiovisuelle française Arturo Mio.
« L’animation sera toujours mon pinceau favori, mais j’ai fait tant de courts métrages d’animation qu’à un certain moment, j’ai eu le sentiment que je faisais tout le temps le même film. Avant le tournage du film, j’ai fait plein de dessins ; mon story-board était précis, tout était planifié jusqu’à la dernière séquence. Bien sûr, on a dû faire des changements sur le plateau parce que le tournage n’était que de 23 jours et qu’on avait un budget très limité, mais j’ai réussi à tourner tous les plans que j’avais en tête grâce à mon expérience dans l’animation. »
En plus des deux courts en préparation, Theodore Ushev est en recherche de financement pour deux longs métrages en prise de vues réelles. Pas mal pour celui qui se dit « très paresseux » dans le documentaire de Borislav Kolev.
« Quand je travaille, je n’ai pas l’impression que c’est du travail, je m’amuse. Donne-moi mon jouet favori et je vais jouer pendant des heures ; l’animation, c’est mon jouet favori. Je suis quand même discipliné ; si je décide de travailler quatre heures, je vais le faire. Il faut que je trouve une façon de m’amuser, sinon je ne peux pas travailler. Je ne veux pas dire que c’est bien ou que c’est utile parce que cela m’enlève toute possibilité de travailler dans des projets commerciaux et payants. J’ai essayé, mais je ne peux pas. Je souffre quand on me dit quoi faire », conclut le cinéaste, pour qui le comble du bonheur est de créer dans la solitude et le silence d’une abbaye.
Le documentaire Theodore Ushev. Liens invisibles sera présenté aux Sommets du cinéma d’animation le 13 mai, 18 h, à la salle Fernand-Seguin de la Cinémathèque québécoise, et prendra l’affiche le 19 mai.
Sommets de l’animation
Du 9 au 14 mai, la Cinémathèque québécoise accueillera les 21es Sommets du cinéma d’animation. Au programme, plus de150 films pour tous les goûts et pour tous les âges, dont le film d’ouverture Aurora, l’étoile arménienne, prodigieux documentaire d’Inna Sahakyan. En compétition canadienne, on présentera notamment le délicat Harvey, de Janice Nadeau, d’après le roman graphique paru à la Pastèque en 2009 ; The Flying Sailor, lequel a mené Amanda Forbis et Wendy Tilby aux Oscar ; La fille au béret rouge, amusant film bercé par une populaire chanson des soeurs McGarrigle, de Janet Perlman, qui donnera une leçon de cinéma ; et l’émouvant Boat People, de Thao Lam et Kjell Boersma. Sera aussi projeté le clip en stop-motion d’Ingrid St-Pierre, Les émerveilleurs, réalisé par Dale Hayward et Sylvie Trouvé ; par ailleurs, Erik Goulet animera un atelier de stop-motionpour les aspirants cinéastes de 8 à 12 ans. Mentionnons également une discussion autour de l’écran d’épingles Alpine, à laquelle prendront part Irina Rubina, Kaël Mercader et Alexandre Roy. Enfin, notez que les cinéphiles sont invités à accompagner leur chien à la projection de Tous les chiens vont au paradis, de Don Bluth, sur la terrasse du Café-bar de la Cinémathèque.