«Enys Men»: cauchemar insulaire

Dans les Cornouailles, sur une île inhabitée, en 1973, une botaniste observe l’évolution d’une fleur du cru. Dans un cahier, elle note chaque jour ses observations, qui se résument à « aucun changement ». Entre un détour par un puits de mine désaffectée, le thé d’après-midi et l’écoute, le soir venu, des communications désincarnées émanant du radio-émetteur dont est équipé le cottage vétuste qu’elle occupe, cette femme anonyme a transformé son quotidien en une suite de rituels. Est-ce là un rempart contre la solitude inhérente à sa situation ? Or, aussi inoccupé soit-il, l’endroit n’est peut-être pas désert pour autant. Avec Enys Men, Mark Jenkin offre un mélange fascinant d’horreur folklorique et d’onirisme cryptique.
Si vague soit-elle, cette description est peut-être encore trop cartésienne pour cerner cet objet artisanal. Tourné en 16 mm, Enys Men, qui signifie « île de pierre » en cornique, a l’air tout droit sorti de l’époque où son insolite intrigue se déroule. De fait, c’est comme si les bobines du film avaient été retrouvées cinquante ans après sa production, pourquoi pas sur l’île en question ? Grain et texture de l’image, traitement chromatique, décolorations latérales, abondance de zooms : on s’y croirait.
Il s’y passe de drôles de choses, ou plutôt des choses inquiétantes, sur ce gros rocher entouré d’écume. S’y dresse toujours ce monolithe, vestige celte gardien de mille secrets…
Elle qui a réglé son quotidien comme du papier à musique, la protagoniste (remarquable Mary Woodvine) voit celui-ci se dérégler subrepticement, puis brutalement. Il y a ces paysannes en habits d’antan qui apparaissent, de-ci, de-là… Veillent-elles sur la botaniste, ou la guettent-elles ? Et ces mineurs qui sourient depuis les ténèbres humides… Et ces rires d’enfants…
Sans parler de ces appels de détresse provenant de quelque navire échoué naguère…
Sont-ce là d’authentiques manifestations ? En d’autres mots, les âmes des trépassés sont-elles prisonnières des vieilles pierres poreuses du lieu, qui serait dès lors hanté ? Ou alors, s’agit-il d’hallucinations engendrées par l’isolement ? Car il y a une certaine parenté entre la protagoniste consignant ses vaines et répétitives remarques, et l’écrivain dans Shining, qui répète inlassablement la même phrase en guise de roman.
D’ailleurs, la découverte dans Enys Men d’un imperméable maculé de sang ouvre la voie à diverses hypothèses funestes.
Étrange et fiévreux
À ce propos, bien plus que Shining, Enys Men rappelle souvent l’excellent mais méconnu Images, de Robert Altman, film de 1972 dans lequel on partage la psychose d’une autrice (Susannah York) qui s’est isolée dans un cottage champêtre. À la différence que Mark Jenkin n’établit rien hors de tout doute, laissant le public libre de supputer, quoique des indices semés çà et là permettent de circonscrire le champ des possibles. Il reste que ce parti évasif en matière d’explications, jumelé à une approche narrative impressionniste, envoûtera ou frustrera, au choix.
On évoquait d’emblée la dimension onirique du film, et elle est bien là, mais pas au sens lynchéen qu’on entend désormais souvent par-là. Non, dans Enys Men, c’est comme si Mark Jenkin convoquait des croyances et des événements séculaires pour mieux les juxtaposer à ce présent d’ores et déjà passé.
Quant à l’horreur folklorique (ou « folk horror »), on fait référence, pour la petite histoire, à un sous-genre du cinéma d’épouvante né dans les années 1960-1970 renvoyant à des communautés qui pratiquent, en vase clos, d’anciens rites païens dont font les frais de malheureux intrus issus du monde extérieur : The Wicker Man, de Robin Hardy, paru en… 1973, et qui se déroule sur une île, demeure la référence en la matière. Kill List et In the Earth, de Ben Wheatley, ainsi que Midsommar, d’Ari Aster, constituent des exemples récents.
Dans le cas du film de Mark Jenkin, on pourrait parler d’une appartenance subliminale, tant le film déjoue toute forme de catégorisation. Foncièrement étrange, fiévreux, Enys Men se déploie dans la mémoire et s’y incruste, transformant la tête du cinéphile en « vieille pierre poreuse ».