«Lettre d’amour à la ville»: l’ambiguïté de l’époque

Luc Ferrandez devant l’entrepôt du 1, avenue Van Horne, objet de toutes les convoitises et de la surenchère immobilière
Marie-France Coallier Le Devoir Luc Ferrandez devant l’entrepôt du 1, avenue Van Horne, objet de toutes les convoitises et de la surenchère immobilière

«Je parle beaucoup de responsabilité citoyenne dans Lettre d’amour à la ville, mais il y a des choses qui sont plus grandes que nous », prévient Luc Ferrandez à propos de la crise du logement. Si la génération de ses parents a pu devenir propriétaire à des prix qui semblent désormais dérisoires, les jeunes d’aujourd’hui voient l’accès à la propriété disparaître sous leurs yeux. « Ce n’est plus envisageable, ni ici ni ailleurs, dans aucune ville », fait remarquer l’ancien maire de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, à Montréal, qui vient de se lancer dans l’aventure du documentaire. Et d’ajouter : « Pour élever sa famille, avant, on restait dans les mêmes endroits. Les gens y étaient heureux et pouvaient développer des liens avec leurs voisins. Les choses ont beaucoup changé et ce n’est plus permis. »

La preuve, s’il en fallait une, de ce changement de paradigme avec l’entrepôt du 1, avenue Van Horne, objet de toutes les convoitises et de la surenchère immobilière. Cet emblème du Mile-End pourrait, en effet, prochainement devenir un hôtel de luxe au détriment de la population locale et, de fait, participer à l’embourgeoisement du quartier avec pour principale conséquence la flambée du coût des habitations. Ce projet de rénovation vient d’ailleurs d’être dénoncé par des citoyens inquiets quant à l’avenir de leur territoire lors d’une récente consultation publique.

« C’est un aspect très important et je ne cesse de le rappeler : il faut que les gouvernements voient que la fabrique même de la société dépend de notre accès au logement », poursuit Luc Ferrandez. Selon lui, il est impensable de se diriger vers une ville « de riches », où l’on envoie les familles les plus pauvres et les plus vulnérables en dehors. « Si on exclut ces personnes de la ville, on va carrément la tuer, car ce sont bien les enfants qui génèrent les moments de convivialité, de délicatesse et qui suscitent une vigilance commune, la beauté et l’enthousiasme. On ne peut pas avoir une ville sans enfants », affirme-t-il.

C’est un aspect très important et je ne cesse de le rappeler : il faut que les gouvernements voient que la fabrique même de la société dépend de notre accès au logement.

 

Le raisonnement de Luc Ferrandez continue. « S’il n’y a pas de gens fragiles dans la rue, déjà, ce n’est plus une ville. Ce n’est plus un lieu de rencontre. » Pour le spécialiste en municipalité, le Québec devrait davantage tirer profit de sa situation sécuritaire. « Une jeune fille, une personne âgée ou un enfant doivent pouvoir marcher seuls dans la rue. Bien sûr, la violence ici existe, mais nous sommes chanceux, car il y en a moins qu’ailleurs », précise-t-il. La ville doit, d’après lui, devenir une destination et cultiver son pouvoir d’attraction auprès des communautés. « Il faut avoir envie d’y rester, ne pas se sauver ailleurs dès qu’on a un peu d’argent ou une famille », souligne-t-il.

Le sens de la communauté

Avec la crise environnementale et la pandémie, les gens sont de plus en plus critiques envers les agglomérations en général. « Comme si la ville était un service qui leur était donné et qu’ils en étaient insatisfaits. Notre désamour de la ville, avec la saleté, l’aménagement pour les voitures, la superficialité parfois, c’est nous qui l’avons construit comme tel, génération après génération », souligne Luc Ferrandez. Alors qu’il évoque « un refus de la communauté », l’ancien maire constate qu’un certain élan, une envie d’aller vers les autres subsiste, notamment à Montréal. « Cela s’observe à travers le temps avec les bâtiments du patrimoine offerts à la population et de très belles façades extérieures ; les très belles maisons qui n’ont aucune clôture et sont invitantes pour le quartier ; la cohérence et la paisibilité des parcs. Il y a aussi peu d’endroits dans le monde avec autant de piscines extérieures. C’est un grand geste qui a été posé par les administrations précédentes », dit-il.

Dans le documentaire, la bataille entre le désamour de la ville et la volonté de construire une collectivité autour se fait bel et bien sentir. « En ce moment, il faut plus que jamais rappeler la nécessité de cette envie de vivre ensemble. C’est pour ça que ça s’appelle Lettre d’amour à la ville », explique Luc Ferrandez. Cette vision très personnelle est pour lui une façon de dire à la ville que nous nous impliquons, que nous sommes là, que « nous allons la construire ensemble ».

« Il n’y a pas de ville qui est belle, ou au contraire laide, une fois pour toutes », croit Luc Ferrandez. Pour reverdir et piétonniser les rues, construire des pistes cyclables, replanter des arbres, racheter des bâtiments afin d’y installer des locaux communautaires… en bref, de rendre les villes toujours plus agréables, il est nécessaire de fournir un travail permanent. « Il faut qu’on réfléchisse tous ensemble aux manières de développer le désir d’aller à la rencontre des autres, d’apporter des soins à la ville, de mettre en place des projets, de protéger la nature, de réduire le bruit, la circulation », explique-t-il.

Quels sont alors les ingrédients pour que les citoyens soient heureux ? « Plus de la moitié de leur bonheur dépend de ce qui est dehors », répond celui pour qui l’amour de la ville passe indéniablement par le contact humain. « La ville est un projet de société, un projet humaniste, conclut-il. S’il y a des problèmes, il faut viser à les corriger. »

Pour aller plus loin

Afin de pousser la réflexion des téléspectateurs, Télé-Québec propose également une série balado — diffusée sur son site Web et plusieurs plateformes d’écoute en ligne. Pour ce faire, Luc Ferrandez a parcouru le Québec et s’est arrêté à Lac-Mégantic, à Rimouski, à Gatineau et à Saguenay, où il entame çà et là des discussions avec les populations locales à propos de ce qu’elles aiment de leur ville, mais aussi à propos des améliorations possibles et souhaitables à apporter. Au final, chaque épisode met en lumière des initiatives exemplaires et fédératrices.

Lettre d’amour à la ville

Télé-Québec, le mercredi 29 mars, 20 h, et sur telequebec.tv



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