«Jour de merde»: l’art de péter sa coche

Le réalisateur Kevin T. Landry 
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le réalisateur Kevin T. Landry 

Lors de la présentation de Jour de merde aux Rendez-vous Québec Cinéma, Kevin T. Landry, kinoïte émérite, scénariste, réalisateur et monteur, à qui l’on doit notamment Et puis, Amélie est partie (prix de la meilleure websérie internationale au Copenhagen Web Fest 2019), était très ému en déclarant aux spectateurs, parmi lesquels se trouvait l’autrice de ses jours, qu’il dédiait son premier long métrage aux mères de familles monoparentales.

« Je me suis beaucoup inspiré de femmes que j’ai côtoyées au cours des années — ça fait quand même une dizaine d’années que je traîne le film —, des femmes qui en prenaient beaucoup sur leurs épaules, qui enduraient beaucoup d’abus d’employeurs, d’ex, de proches, mais qui ne disaient absolument rien pour protéger leur enfant. Je me suis toujours demandé qu’est-ce qui les pousserait à bout, quand elles péteraient un plomb et qu’est-ce qui se passerait quand le gasket allait sauter », raconte le fier lauréat du prix Gilles-Carle.

Quand tout explose

Péter un plomb, le gasket ou sa coche, Kevin T. Landry connaît bien. N’en avait-il pas vanté en six scènes les vertus thérapeutiques dans le court métrage Coche, lequel lui a valu le prix du public au We Like Em Short Film Festival 2021 ?

« Il y a quelque chose de le fun là-dedans, c’est très libérateur. J’ai l’impression qu’au Québec, on ne l’a pas encore accepté dans notre culture. L’histoire de Coche est venue au Kino Kabaret en 2019 ; je parlais avec un compositeur français et il se plaignait du fait que les Québécois ont l’habitude d’être gentils, donc ils accumulent, accumulent, accumulent… et puis, ça explose de façon un peu tout croche. Dieu sait que le personnage d’Ève Ringuette se fait manger la laine sur le dos, et pas à peu près ! »

Je me suis beaucoup inspiré de femmes que j’ai côtoyées au cours des années — ça fait quand même une dizaine d’années que je traîne le film —, des femmes qui en prenaient beaucoup sur leurs épaules, qui enduraient beaucoup d’abus d’employeurs, d’ex, de proches, mais qui ne disaient absolument rien pour protéger leur enfant.

 

De fait, dans Jour de merde, l’actrice innue, découverte dans Mesnak (2011) d’Yves Sioui Durand, incarne Maude, mère de famille monoparentale à qui son fils (Louka Amadéo Bélanger-Léos), son ex (Sylvio Arriola) et sa patronne (Lou Scamble) chez Loto-Gold en font voir de toutes les couleurs. Les choses iront de mal en pis lorsque Maude devra interviewer le gagnant du gros lot, Gaétan Dubois (Réal Bossé), vivant seul au fond des bois. Puis entreront en scène les soeurs du sinistre ermite, Catherine (Valérie Blais) et Emmanuelle (Isabelle Giroux), qui feraient passer les vilaines demi-soeurs de Cendrillon pour des anges de douceur.

« C’était important pour moi d’avoir un personnage innu parce que je voulais quelqu’un qui comprenne bien l’humour noir, un peu tordu. Pour l’ancrer dans une vraie réalité, je voulais aussi déraciner le personnage, et la Côte-Nord, c’est pas la porte d’à côté. Je savais qu’en ayant un personnage innu, ça ajoutait une coche de complexité. »

L’hiver en forêt

Ayant reçu le financement pour Jour de merde en 2021, Kevin T. Landry a été contraint de repousser le tournage l’année suivante en raison des mesures sanitaires. Ce qui lui a permis de tourner le drame choral Première vague (2021) avec trois autres réalisateurs, Max Dufaud, Rémi Fréchette et Reda Lahmouid, et de revenir sur sa décision de camper l’action en automne.

« J’avais d’abord pensé à l’automne pour le rouge très violent, mais du sang sur la neige, c’est difficile à battre. On s’est sentis un peu cons de ne pas avoir choisi l’hiver en premier. C’est sûr que ça ajoute énormément de coûts, mais en fin de compte, je n’aurais pas fait ça autrement », dit-il à propos du sprint de 15 jours qu’a été le tournage à Varennes.

Au-delà de la nordicité qu’il a embrassée avec joie, Kevin T. Landry confie que depuis Picbois (2021), court métrage où Valérie Blais incarnait une mère cruelle, il a renoué avec sa nature sylvestre.

« Ma famille vient de la vallée de la Matapédia, je viens du canton de Shefford, à côté de Granby, j’ai donc grandi dans des lieux isolés. Quand je suis arrivé à Montréal, je les ai un peu reniés ; je découvrais la vie culturelle et je voulais que mon identité soit montréalaise. Dans les dernières années, je me suis rendu compte que les histoires de Montréal ne m’intéressaient pas tant que ça parce que ce n’était pas mes racines. Il y a quelque chose de plus inspirant d’aller chercher le côté inquiétant et sauvage de la forêt pour raconter une histoire, pour isoler les personnages puisque la solitude, c’est l’un des thèmes que j’aime le plus aborder. »

Le chalet

Le réalisateur Kevin T. Landry ne s’en cache pas, il aime l’humour noir. Particulièrement celui des frères Coen (Fargo), de Tarantino (The Hateful Eight) et du tandem Létourneau-Rivard (Série noire), dont on reconnaît aisément l’influence dans ce premier long métrage où Kevin T. Landry signe aussi le scénario et le montage. Situations absurdes, personnages déjantés, climat anxiogène : rien n’y manque ! En plus, la directrice artistique Paskale Jobin a insufflé une authenticité au joyeux bordel qui règne dans ce chalet digne d’un film d’horreur que le directeur photo Simon Lamarre-Ledoux a su bien mettre en valeur, en plus de croquer la beauté hivernale des environs. Hélas, Jour de merde avance à un rythme laborieux et souffre d’une baisse de régime à mi-parcours. Par moments, Landry semble hésiter entre la comédie noire, le drame social et le mélodrame. En mère courage flanquée d’un fils capricieux (Louka Amadéo Bélanger-Léos, détestable à souhait), Ève Ringuette s’impose d’abord par son jeu nuancé avant d’éblouir le spectateur dans un jubilatoire crescendo d’émotions. En êtres rivalisant d’égoïsme, de cruauté et de perversion, Réal Bossé (savoureux et hilarant en psychopathe), Valérie Blais (aussi glaciale qu’impériale) et Isabelle Giroux (d’une candeur effroyable) assurent avec aisance la portion comique de ce huis clos toxique.

Jour de merde

Comédie dramatique de Kevin T. Landry. Avec Ève Ringuette, Réal Bossé, Valérie Blais, Isabelle Giroux, Louka Amadéo Bélanger-Léos, Sylvio Arriola et Lou Scamble. Canada (Québec), 2022, 91 minutes. En salle.



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