De «La couleur de l’encre» et de ses origines

La narration du film est entrecoupée d’incursions dans la vie privée de Jason Logan, ici dans son studio.
Brian D. Johnson/ONF La narration du film est entrecoupée d’incursions dans la vie privée de Jason Logan, ici dans son studio.

Pour Jason Logan, l’encre se trouve partout, dans la rouille qui ronge le métal, dans les rues de Toronto, dans la suie qui macule les lampes où des tiges ont brûlé, dans les noix, les fleurs, mais aussi dans les clous et les armes.

La couleur de l’encre, c’est le nom du documentaire de Brian D. Johnson, qui prend l’affiche au Festival international du film sur l’art, puis en salle le lendemain. L’illustrateur Jason Logan et sa quête de la couleur sur le chemin de la vie sont les pivots du film.

« J’ai rencontré Jason au magazine Maclean’s. […] C’était le genre de personne que les entreprises embauchaient pour penser en dehors de la boîte », raconte Brian D. Johnson, qui est aussi critique artistique. Et c’est alors qu’il tournait un documentaire sur le poète canadien Al Purdy que Jason Logan lui remet une fiole de son encre rare pour que le cinéaste la remette à l’écrivaine Margaret Atwood.

Car au-delà de l’histoire de chacune des couleurs créées par Jason Logan, c’est un regard sur les artistes qui les utilisent que propose le film. On y retrouve donc Margaret Atwood, qui raconte qu’elle écrit encore le premier jet de ses manuscrits à l’encre. Ou encore Koji Kakinuma, cet artiste japonais qui trace des dessins géants de calligraphie avec de l’encre magnétique de Jason Logan faite à base de métaux récoltés sur les berges des lacs ontariens.

« On peut faire de l’encre avec n’importe quoi », dit l’illustrateur, qui a d’ailleurs fondé une compagnie, Toronto Ink, qui produit des encres toutes composées d’éléments trouvés dans la ville.

« Nous avons décidé que l’encre serait le protagoniste silencieux du film. Alors, nous avons suivi l’encre », poursuit Brian D. Johnson. L’encre, plus liquide que la peinture, trace d’ailleurs elle-même son chemin sur le papier, donnant lieu aux formes les plus surprenantes.

De l’encre de canon

La composition de ces encres, faites à même des matériaux de la vie de tous les jours, prend parfois des significations singulières. Ainsi, Thomas Little, producteur d’encre, fils d’un armateur, tire de l’encre des canons de fusil qu’il laisse tremper. « Avec l’encre produite d’un seul canon de fusil Remington, on pourrait imprimer 1100 bibles », dit-il. Et Yuri Shimojo, artiste japonaise dont toute la famille a été décimée, demande à Jason Logan de créer de l’encre bleue à partir du sang de son chien condamné.

« Il y a beaucoup d’encre qui a été faite avec du sang, dit Brian D. Johnson. Saddam Hussein avait une édition du Coran imprimée avec son propre sang. Et dans l’Antiquité, l’écriture se fait à l’aide de tatouages où l’on mélangeait l’encre et le sang. »

Sur une momie datant de 5000 ans, l’encre des tatouages a laissé des traces permettant de suivre l’évolution de la médecine à cette époque. Pendant ce temps, toutes les archives numériques de la société d’aujourd’hui pourraient être détruites en un claquement de doigts, fait valoir Jason Logan.

Encore aujourd’hui, le noir le plus noir, le plus profond, est l’objet d’une « quête éternelle », raconte une tatoueuse rencontrée dans le documentaire, qui a choisi de ne travailler qu’avec le noir pour couvrir les corps de ses dessins.

Jason Logan en produit notamment avec de la suie, reproduisant les techniques ancestrales visant à produire un noir d’encre.

Au Japon, lors de funérailles, nous apprend encore Yuri Shimojo, les visiteurs signent les recueils de témoignages avec de l’encre grise.

Des couleurs rares

Avant la production de l’encre industrielle, les techniques de fabrication de la couleur avec des matières naturelles faisaient l’objet de travaux et de recherches intenses. Jusqu’à la conquête de l’Amérique, les Européens utilisaient le cinabre, qui est toxique et contient du mercure, pour créer la couleur rouge, explique-t-on dans le film. Après avoir découvert comment les Aztèques produisent de la couleur rouge avec la cochenille, les conquistadors espagnols garderont cette recette secrète en Europe durant 200 ans.

Nous avons décidé que l’encre serait le protagoniste silencieux du film

 

La couleur violette était, quant à elle, autrefois produite avec l’escargot murex. Et les Phéniciens pouvaient utiliser jusqu’à 1000 escargots, simplement pour peindre l’ourlet d’une toge sur une fresque, mettant du coup l’espèce en danger. Aujourd’hui, à Huatulco, au Mexique, une poignée de pêcheurs autorisés se contentent de récolter le suc des escargots, avant de les relâcher vivants, pour créer la précieuse couleur.

Au fil du film se dessine une perception de la transmission qui s’opère dans le trait des artistes, comme si chaque oeuvre était chargée de l’histoire même de l’encre qui la porte. Et cette histoire la ramène, presque invariablement, à la mer et à la terre. Jason Logan en fait une démonstration éloquente à la fin du film.

La narration du film est en effet entrecoupée d’incursions dans la vie privée de Jason Logan, dont la mère, qui connaissait les plantes, est décédée d’une maladie incurable alors qu’il était très jeune. Finalement, il présente une encre faite à même des matériaux naturels que sa mère utilisait. « C’est la pharmacie de ma mère », dit-il.

La couleur de l’encre

Documentaire de Brian D. Johnson, Canada, 105 minutes. Présenté dans le cadre du FIFA au cinéma du Musée, le 23 mars à 20 h. En salle dès le 24 mars.

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