«Everything Everywhere All at Once»: une victoire historique
Avec 11 nominations, Everything Everywhere All at Once dominait en vue de la 95e cérémonie des Oscar. Le film, ou l’histoire rocambolesque d’une sexagénaire harassée par sa vie familiale et professionnelle, a entre autres remporté l’Oscar du meilleur long métrage. Le couronnement de cette oeuvre délirante, complètement atypique, et somme toute dotée d’un petit budget, constitue une vraie sortie de sa zone de confort pour l’Académie des arts et des sciences du cinéma. Quoique l’animation souvent insipide de Jimmy Kimmel aura, elle, marqué un retour au statu quo pour ce qui est de la formule du gala.
Will Smith était absent, persona non grata qu’il est pour les dix prochaines années, mais sa présence ne s’en est pas moins fait sentir. D’entrée de jeu, Kimmel a désigné le proverbial éléphant dans la pièce en concluant son laborieux monologue d’ouverture par une blague sur l’infâme gifle, ou « slapgate », de l’an dernier. D’ailleurs, l’Académie a cette année mis en place une cellule de crise prête à intervenir en cas d’esclandre ou d’imprévu majeur. Il a fait de son mieux, Jimmy Kimmel, mais côté présentation, ça sentait le vieux.
Heureusement, les lauréates et lauréats, dont plusieurs pour Everything Everywhere All at Once, reparti avec sept trophées, ont fait en sorte que la soirée soit riche en émotions.
En recevant l’Oscar de la meilleure actrice, Michelle Yeoh a dédié sa victoire à « toutes les petites filles et les petits garçons qui me ressemblent ». L’actrice d’origine malaisienne est la première interprète d’héritage asiatique récompensée de la sorte. Et de poursuivre : « Ne laissez jamais personne dire que vous êtes trop vieille. »
Everything Everywhere All at Once a également remporté l’Oscar de la meilleure réalisation, partagé par le duo The Daniels. « Cet Oscar est pour toutes les mamans », a lancé Daniel Scheinert. « Merci à la mienne de ne pas avoir capoté quand je m’habillais en drag, enfant : ça ne représente une menace pour personne ! »
Son complice Daniel Kwan a pour sa part remercié ses parents immigrants de lui avoir transmis leur amour du cinéma et des arts. « Il y a de la grandeur en chacun de nous », a-t-il conclu.
Quant aux remerciements sentis de Ke Huy Kwan, Oscar du meilleur acteur de soutien pour le film des Daniels, ils resteront assurément parmi les moments marquants de l’histoire des Oscar. Impossible de garder les yeux secs. « Mon périple a débuté sur un bateau. J’ai passé un an dans un camp de réfugiés. »
L’acteur, révélé tout gamin dans Indiana Jones and the Temple of Doom et The Goonies, a connu un long passage à vide l’âge adulte venu. Durant cette période, c’est sa conjointe qui l’a convaincu de s’accrocher à son rêve. « Elle n’a cessé de me dire qu’un jour, mon tour viendrait. Gardez votre rêve vivant ! »
Rebelote lorsque Jamie Lee Curtis est allée chercher l’Oscar de la meilleure actrice de soutien, à nouveau pour Everything Everywhere All at Once : sa première nomination en 45 ans de carrière. Après avoir remercié les fidèles fans de films de genre, dont elle demeure l’une des principales égéries, la star a eu une pensée pour ses défunts parents acteurs, Janet Leigh (Psycho) et Tony Curtis (Some Like It Hot).
À noter qu’Everything Everywhere All at Once a aussi gagné les prix pour le scénario original et le montage. Toujours au sujet du film, nul doute que la performance musicale, et performance est en l’occurrence le mot qui convient, de Stephanie Hsu et David Byrne, aura laissé bien du monde perplexe. À la bonne heure !
Le numéro de la chanson Naatu Naatu, tirée du film RRR a, lui, rallié tout le monde : inventif, énergique, électrisant, avec un Oscar à la clé. Et que dire de l’émotion — oui, l’émotion, encore, et c’est tant mieux — qui se dégageait de la performance intimiste de la chanson thème de Top Gun Maverick par une Lady Gaga démaquillée et à fleur de peau.
Temps forts en vrac
Quel bonheur ce fut de voir Brendan Fraser récompensé de l’Oscar du meilleur acteur pour sa performance bouleversante dans The Whale, de Darren Aronofsky (film pour lequel le Québécois Adrien Morot a remporté l’Oscar des meilleurs maquillages). Idem pour Guillermo del Toro, Oscar du meilleur long métrage d’animation pour son sublime Pinocchio (auquel a collaboré l’animatrice québécoise Peggy Arel) : « l’animation est du cinéma, et non un genre », a-t-il rappelé, les larmes aux yeux.
Et c’est une Sarah Polley inspirante qui est montée sur scène pour aller chercher l’Oscar du meilleur scénario adapté pour son fabuleux Women Talking, d’après le roman de Miriam Toews. « Je remercie l’Académie de ne pas être effrayée par un film qui a les mots “femmes” et “parlent” dans son titre », a-t-elle plaisanté à demi, ajoutant que la dernière réplique du film est celle d’une mère à sa fille bébé, à qui elle promet : « Ton histoire sera différente de la nôtre. »
La palme de la meilleure présentation va à Elizabeth Banks. Accompagnée d’un homme déguisé en ours, la réalisatrice de Cocaine Bear, malgré une extinction de voix, s’est montrée aussi hilarante qu’irrévérencieuse en présentant l’Oscar des meilleurs effets visuels (remporté par Avatar. The Way of Water). On aurait volontiers vu l’actrice et cinéaste occuper les fonctions de Jimmy Kimmel.
On n’a pu que se réjouir de voir Ruth Carter être récompensée pour les costumes de Black Panther. Wakanda Forever. « Merci de reconnaître la superhéroïne qu’est la femme noire », a-t-elle lancé en dédiant son Oscar à sa mère, décédée récemment à 101 ans.
Place à l’originalité
On l’évoquait d’emblée, le maître de cérémonie Jimmy Kimmel n’a pas impressionné avec son humour souvent insignifiant (la mule sur scène, c’était limite cruel : l’animal n’était clairement pas à l’aise). On se souviendra que, l’an passé, les trois coanimatrices, Regina Hall, Amy Schumer, et Wanda Sykes, avaient fait du très joli — et souvent très drôle — travail. Malheureusement, l’attaque de Will Smith a éclipsé tout le reste. Voici donc l’Académie de retour à son auguste formule d’un animateur solo.
On le sait, pour la plupart, les galas télévisés en arrachent, et les Oscar ont tenté de se renouveler de diverses façons depuis une dizaine d’années. C’est que les cotes d’écoute dégringolent depuis bien avant la pandémie. Au final, le spectacle proposé dimanche avait des airs de repli stratégique.
Qu’à cela ne tienne, en couronnant Everything Everywhere All at Once, l’Académie a fait montre d’audace autant que d’ouverture. Car voilà une oeuvre éminemment excentrique, foncièrement originale, polissonne, bourrée d’invention, mais qui, à l’évidence, ne correspond en rien aux standards historiques de la vénérable institution.
Il s’agit, qui plus est, d’un film dont la protagoniste est une femme dans la soixantaine, une immigrante chinoise de surcroît, plongée en plein bilan existentiel et qui, croyant avoir tout raté, se voit offrir la chance de devenir une superhéroïne dans un multivers. On ne saurait être plus éloigné d’All Quiet on the Western Front (que plusieurs voyaient remporter les plus hauts honneurs), un drame de guerre en tous points remarquable, mais également en tous points consensuel.
Cet Oscar du meilleur film à Everything Everywhere All at Once revêt une signification historique aussi importante que lorsque, en 1970, le controversé — et classé X — Midnight Cowboys l’emporta. À l’époque, c’était le Nouvel Hollywood qui prenait le pas sur l’âge d’or des studios. Que l’on ne se méprenne pas : le sacre de l’étrange et fou Everything Everywhere All at Once permettra la mise en chantier de quantité d’autres productions hors normes. Bravo.
Liste des gagnantes et gagnants
Meilleur long métrage : Everything Everywhere All at Once, de Daniel Kwan et Daniel Scheinert
Meilleur long métrage international : All Quiet on the Western Front, d’Edward Berger
Meilleur long animé : Guillermo del Toro’s Pinocchio
Meilleur long métrage documentaire : Navalny
Meilleur court métrage : An Irish Goodbye, de Tom Berkeley et Ross White
Meilleur court métrage animé : The Boy, the Mole, the Fox and the Horse, de Charlie Mackesy et Matthew Freud
Meilleur court métrage documentaire : The Elephant Whisperers, de Kartiki Gonsalves et Guneet Monga
Meilleure réalisation : Daniel Kwan et Daniel Scheinert (Everything Everywhere All at Once)
Meilleur scénario original : Daniel Kwan et Daniel Scheinert (Everything Everywhere All at Once)
Meilleur scénario adapté : Sarah Polley (Women Talking)
Meilleure actrice : Michelle Yeoh (Everything Everywhere All at Once)
Meilleur acteur : Brendan Fraser (The Whale)
Meilleure actrice de soutien : Jamie Lee Curtis (Everything Everywhere All at Once)
Meilleur acteur de soutien : Ke Huy Kwan (Everything Everywhere All at Once)
Meilleure direction photo : James Friend (All Quiet on the Western Front)
Meilleure direction artistique : Christian M. Goldbeck et Ernestine Hipper (All Quiet on the Western Front)
Meilleur montage : Paul Rogers (Everything Everywhere All at Once)
Meilleure musique : Volker Bertelmann (All Quiet on the Western Front)
Meilleure chanson : Naatu Naatu, de M. M. Keeravani et Chandrabose (RRR)
Meilleurs costumes : Ruth Carter (Black Panther Wakanda Forever)
Meilleurs maquillages et coiffures : Adrien Morot, Judy Chin, et Anne Marie Bradley (The Whale)
Meilleurs effets visuels : Joe Letteri, Richard Baneham, Eric Saindon, et Daniel Barrett (Avatar : The Way of Water)
Meilleur son : Mark Weingarten, James H. Mather, Al Nelson, Chris Burdon, et Mark Taylor (Top Gun : Maverick)