«Frontières»: mère et filles

Ce n’est pas d’hier que Guy Édoin s’intéresse au deuil et aux phénomènes, parfois inexplicables, qui s’y rattachent. Dans Les eaux mortes (2006), deuxième volet de la trilogie de courts métrages Les affluents, le cinéaste mettait en scène un veuf (Gabriel Gascon) hanté par sa femme (Monique Miller) lui enjoignant de la suivre dans l’au-delà. Tant pour le spectateur que pour le personnage, le fantôme semblait bien présent. Dans Frontières, Édoin joue avec la tête du spectateur, l’amenant à douter plus d’une fois de ce qu’il a cru voir ou comprendre. À l’instar de Diane Messier (Pascale Bussières) qui, depuis la mort de son père, n’est plus la même.
Ayant mis son conjoint (Patrice Godin) à la porte, Diane vit seule avec leur fille, Sarah (Mégane Proulx). Afin de se protéger d’une quelconque menace, elle pose des cadenas sur les portes et n’hésite pas à se saisir de son arme pour faire fuir les chasseurs osant chasser sur ses terres. Sa paranoïa s’exacerbe lorsqu’on annonce que deux détenus en cavale pourraient bientôt franchir la frontière canado-américaine.
Or, depuis quelque temps, Diane croit que la maison est hantée par l’esprit de son père. Inquiètes pour sa santé mentale, ses soeurs cadettes, Carmen (Christine Beaulieu), qui vit une liaison avec une femme mariée (Marie-France Marcotte) à un homme violent (Sylvain Massé), et Julie (Marilyn Castonguay), qui souffre des infidélités de son mari (Maxime de Cotret), appellent en renfort leur mère (Micheline Lanctôt), établie en Floride. Voulant en savoir plus sur la maison ancestrale, Diane se rend au chevet de sa grand-mère démente (Béatrice Picard), qui lui fait une révélation qui la bouleversera autant que le spectateur.
En terres connues
Que ce soit dans Les affluents ou dansMarécages, le regard que pose Guy Édoin sur la vie rurale se veut naturaliste. Tandis qu’il filme ses personnages effectuant les diverses tâches liées au bon fonctionnement de la ferme laitière, il évoque la trilogie de documentaires de Raymond Depardon, Profils paysans. À d’autres moments, comme cette partie de chasse entre soeurs et le moment où elles dépècent le gibier tout en papotant et en se lançant des piques, Édoin semble rendre hommage au cinéma de Pierre Perrault (La bête lumineuse).
Rejetant le point de vue champêtre, le réalisateur illustre sans filtre ce monde rigoureux qui l’a vu naître, ce mode de vie rude, cruel et précaire où les traditions s’étiolent. Ainsi, dans l’église où le prêtre (Chimwemwe Miller) peine à rassembler ses ouailles, un rat mort flotte dans le bénitier. L’automne qu’il a choisi de montrer n’est pas celui des feuilles flamboyantes et de la lumière dorée, mais celui des branches dépouillées et des ciels gris. Ayant opté pour le cinémascope, Guy Édoin confère aux paysages une vastitude qui souligne l’isolement des personnages.
Madame et son fantôme
S’il révèle de nouveaux aspects de son patelin natal de Saint-Armand, en Estrie, Guy Édoin surprend encore plus le spectateur en l’amenant graduellement vers le surnaturel, à la manière d’Olivier Assayas dans Personal Shopper. Comme dans ce troublant thriller sur le deuil, dont les modestes effets spéciaux annonçaient ceux de Frontières, des phénomènes paranormaux se produisent parfois en l’absence des personnages ou sans que ceux-ci en soient témoins.
Avec ses portes d’armoire qui s’ouvrent mystérieusement et son atmosphère mélancolique, Frontières évoque respectivement Sixième sens, de M. Night Shyamalan, et Une histoire de fantôme, de David Lowery — sauf qu’ici l’entité n’arbore pas un linceul blanc. Quelle est donc cette présence que la mère croit elle aussi sentir ? Réel ou non, sujet de tension dans la sororité, facteur dérangeant pour la policière (Marie-Madeleine Sarr), lasse des plaintes du voisinage, le spectre paternel sert de prétexte à une bouleversante exploration du deuil, de la résilience et de la réconciliation dans un univers féminin tricoté serré et autonome.
Après avoir incarné magistralement la veuve Marie Santerre dans Marécages et Ville-Marie, Pascale Bussières repousse les limites de son talent dans le rôle d’une femme brisée que l’on devine puissante. À ses côtés, aussi terriennes que lumineuses, Christine Beaulieu, Marilyn Castonguay et Micheline Lanctôt s’avèrent des partenaires de jeu de haut niveau.