Neil Jordan revient avec le film noir «Marlowe»

Neil Jordan sur le plateau de son film « Marlowe »
Photo: Quim Vives Neil Jordan sur le plateau de son film « Marlowe »

Los Angeles, 1939. Depuis la fenêtre de son bureau chichement meublé, le détective Philip Marlowe contemple la ville en contrebas. On le sent calme, mais dans l’expectative. De fait, le privé n’a pas à attendre longtemps avant qu’une mystérieuse jeune femme fasse son entrée. Peut-il retrouver son amant, un non moins mystérieux jeune homme ? À questions franches, réponses cryptiques. Le ton est donné : ce film noir sera à la fois pastiche et relecture, entre hommage et ludisme. Dans Marlowe, Neil Jordan revisite un personnage emblématique du vénérable genre. Le cinéaste irlandais a déjà brillamment détourné les codes du film noir dans The Crying Game (Le cri des larmes), qui lui valut l’Oscar du meilleur scénario original. On a pu lui parler en exclusivité.

Philip Marlowe est la création du romancier Raymond Chandler. Cela étant, le film de Neil Jordan est basé sur un roman, The Black-Eyed Blonde, de son compatriote John Banville, écrivain lauréat de maints prix dont le Booker. William Monahan, gagnant d’un Oscar pour son scénario du film The Departed (Agents troubles), de Martin Scorsese, signe l’adaptation.

« John est un bon ami. J’avais lu et aimé son roman, notamment sa façon de s’approprier Philip Marlowe en lui donnant des origines irlandaises. Mais je n’envisageais pas d’en tirer un film », explique Neil Jordan, joint chez lui à Dublin par visioconférence.

Le film met en vedette Liam Neeson, un compatriote également, qui collabore pour la quatrième fois avec le réalisateur après High Spirits (Les fantômes sont cinglés), Breakfast on Pluto et Michael Collins (qui remporta le Lion d’Or à Venise, où Marlowe fut dévoilé l’automne dernier).Diane Kruger, Jessica Lange, Adewale Akinnuoye-Agbaje, Alan Cumming et le Québécois François Arnaud, complice du cinéaste depuis la série The Borgias (Les Borgia), complètent la distribution.

« C’est en l’occurrence Liam qui m’a proposé le projet en me soumettant le scénario qu’avait écrit William, que j’admire énormément. J’ai remanié le scénario un peu, surtout la fin, dont je suis fier : je n’ai pas souvenir d’avoir vu un film noir qui se termine exactement comme ça. »

Sans en révéler la teneur, on confirmera que le dénouement est en effet ingénieux… et jouissif.

Un sous-texte cinglant

Un autre aspect réussi de Marlowe réside dans son contexte, à savoir Hollywood. L’homme porté disparu (François Arnaud) était, entre autres choses, accessoiriste pour un studio. Un studio, il appert, qui ne fait pas que fabriquer du rêve. Et de ce contexte naît un sous-texte cinglant sur la nature corrompue de Hollywood.

« C’était absolument et complètement voulu, admet le réalisateur de Byzantium. Quand vous avez fait autant de films que moi, surtout sur le circuit indépendant, souvent, vous ne savez pas d’où vient l’argent, ni parfois où il va — pas à moi, en tout cas ! Les grands studios comme Warner Bros. sont en règle et obéissent à leurs maîtres sur Wall Street, mais les petits studios peuvent être utilisés pour du blanchiment, et les dirigeants ne sont jamais au courant… »

Pour mémoire, Neil Jordan a eu une longue fructueuse relation avec Warner Bros., qui a produit Interview with the Vampire (Entretien avec un vampire), The Butcher Boy (Le garçon boucher, prix de la mise en scène à Berlin), Michael Collins et The Brave One (L’épreuve du courage).

Pour revenir à Marlowe, comme on l’évoquait, le cinéaste n’en est pas à sa première incursion dans le film noir. Avant The Crying Game, Mona Lisa contenait lui aussi des éléments issus du genre. À noter que dans les deux cas, Neil Jordan détournait les codes du noir en insufflant une dimension LGBTQ aux récits. Si le volet queer est anecdotique dans Marlowe (le gangster d’Alan Cumming), l’approche n’en est pas moins oblique, et donc plus intéressante que s’il s’agissait d’un simple exercice de style révérencieux.

« En réalité, je ne suis pas spécialement friand de films noirs, confie Neil Jordan. C’est simplement que… tous les films que je fais sont noirs, sombres, pleins d’ombres, au propre comme au figuré. J’aime les personnages tridimensionnels qui sont menés à leur perte, ou qui se retrouvent mêlés à un conflit inextricable… J’aime la complexité, j’aime les ténèbres, j’aime les histoires qui ne se terminent pas forcément bien, ou celles où le bien revêt une dimension… inattendue… »

C’est le cas dans Marlowe, le « bien » triomphant grâce à des actions condamnables. Les archétypes usuels du genre sont là, du détective privé à la femme fatale (Diane Kruger), mais lui est vieillissant et elle, pas nécessairement le mal incarné derrière une façade d’ambiguïté savamment entretenue.

« Ça participait de ce côté ludique assumé, de cette volonté d’injecter un certain humour, un bel esprit, à l’univers de Chandler. Dans le même ordre d’idées, je n’ai pas voulu tourner en noir et blanc, comme on aurait pu s’y attendre. Au contraire, j’ai voulu que le film baigne dans la couleur et la lumière. J’ai opté pour une mise en scène classique, mais pas tant, avec tous ces lents travellings élégants et sensuels : c’était pour donner une élégance, voire une luxuriance au film. »

Là encore, aux antipodes, à dessein, du film noir d’antan.

Le facteur Neeson

La Los Angeles d’alors n’existant plus sur le plan architectural, Neil Jordan tourna les extérieurs en Espagne. On n’y voit que du feu.

« Recréer Los Angeles telle que la ville était alors, c’était l’un des défis qui m’ont convaincu d’accepter le projet. La perspective d’accompagner Liam dans une réinterprétation du personnage, la perspective de voir ce qu’il en ferait, m’emballait encore plus : l’esprit aiguisé de Marlowe, tous ces dialogues fabuleux… Depuis quelques années déjà, depuis Taken (L’enlèvement), Liam est associé au cinéma d’action, mais son registre est tellement plus étendu ; on sous-estime ses dons comiques. »

À ce propos, dans une touche d’humour « méta », le Marlowe de Neeson lâche à un moment du film, à l’issue d’une bagarre où il a eu le dessus : « Je suis trop vieux pour ces conneries. » Au vu de la filmographie récente de l’acteur, impossible de ne pas sourire.

D’ailleurs, le film suscite et maintient de bout en bout un sentiment de connivence avec le public : on croit initialement savoir ce que l’on verra, mais le film s’avère à chaque détour habile à déjouer les a priori. Ou l’art de s’amuser avec la cinéphilie.

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