«Annie Colère»: pouvoir avorter au grand jour

Laure Calamy dans le film «Annie Colère». 
Photo: Aurora Films/Local Films Laure Calamy dans le film «Annie Colère». 

Annie est ouvrière dans une usine de matelas. Mariée et mère d’une fille et d’un garçon, elle est satisfaite de son sort, mais ne désire pas avoir d’autres enfants. Aussi, lorsqu’elle tombe enceinte, elle se tourne vers le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), qui pratique des avortements illégaux mais sécuritaires. Au contact de toutes ces femmes solidaires, voici qu’Annie se sent animée par de nouvelles aspirations. Le film Annie Colère a beau être campé en 1974, son propos résonne au présent, comme en convient sa réalisatrice, Blandine Lenoir.

À la base, le projet est né d’une envie, voire d’une nécessité, de mettre en lumière une page méconnue de l’histoire de la France pré-loi Veil.

« Je m’intéresse de près à la politique, je suis féministe, et pourtant, je n’avais jamais entendu parler du MLAC », confie Blandine Lenoir, à qui l’on doit Aurore, comédie dramatique nourrie de considérations féministes mettant en vedette Agnès Jaoui.

« C’est là un exemple typique du rapport de force inégal qui caractérise le récit historique. Oui, Simone Veil s’est présentée devant tous ces hommes et elle a été extraordinaire, mais à la base, si elle a pu faire ce qu’elle a fait, c’est parce qu’il y avait derrière elle une mobilisation civile énorme et une désobéissance [civile] spectaculaire. »

De fait, le MLAC agissait dans l’illégalité, mais au grand jour, et surtout, dans des conditions sûres pour les femmes.

« Le droit à l’avortement est en danger permanent depuis une quinzaine d’années. Or, pour bien défendre une loi, il faut connaître son histoire », argue la cinéaste.

Point de hiérarchie

Blandine Lenoir, qui a écrit le scénario en collaboration avec Axelle Ropert, explique s’être beaucoup documentée afin de réparer ce qu’elle qualifie « d’oubli historique volontaire ».

« J’ai rencontré des anciennes du MLAC, j’ai lu une thèse de 800 pages… Beaucoup d’aspects m’intéressaient, parce que c’était très riche. Il y avait la relation médecin-patiente, cette façon d’éduquer les femmes au passage, la bienveillance entre les femmes, l’absence soudaine de distinction entre les classes sociales… Dans ces mouvements, la hiérarchie était annulée : il y avait les médecins et les non-médecins, des hommes également, certains plus politisés, d’autres moins, et évidemment toutes ces femmes, des ouvrières et des bourgeoises, ce qui est extrêmement rare. »

Les destins de plusieurs de ces femmes l’ont émue.

« Dans les anciennes du MLAC avec qui je me suis entretenue, il y en a plein qui y sont entrées sans éducation, mais qui ont par la suite repris leurs études, pour devenir notamment infirmières, ou libraires. J’ai trouvé ça merveilleux. Ce qui m’a le plus éblouie toutefois, c’est de constater que toutes ces femmes ordinaires se sont politisées, mues par un désir d’agir pour les autres femmes. La lutte collective, quand elle est bien menée, est émancipatrice pour les parcours personnels. »

Le personnage fictif d’Annie, interprété par Laure Calamy, prit donc forme ainsi, graduellement, à la faveur de ces rencontres et lectures.

« Annie, elle est dans une expérience qui la fait souffrir. Dans la honte, elle cherche une solution, mais elle se retrouve plutôt dans un endroit où d’autres femmes ont le même problème qu’elle ; un endroit où on les écoute, où on les aide. Ce problème personnel n’est plus que personnel. C’est cette fameuse phrase : “L’intime, c’est politique”. »

Pour Annie, l’engagement s’impose lorsque sa voisine et amie meurt des suites d’un avortement clandestin.

Le féminisme, c’est ça

De poursuivre Blandine Lenoir, le personnage d’Annie, c’est un peu une métaphore du féminisme. « Souvent, l’éveil au féminisme survient lorsqu’on est une petite fille ou une jeune fille, et qu’on vit une expérience injuste et inexplicable. Dans mon cas, je me souviens, à 11 ans, mes seins commençaient à peine à sortir, et il y avait ces types de l’âge de mon père qui me passaient des commentaires atroces. Je croyais que j’étais la seule à vivre cette expérience affreuse, et j’avais honte, je me sentais salie. Je croyais que c’était ma faute. Lorsque j’en ai parlé à mes copines et qu’elles m’ont dit que c’était pareil pour elles, alors j’ai compris que je n’étais pas seule. C’est ça, le féminisme. C’est se dire : “ Ce dont je souffre, ce n’est pas ma faute, c’est un problème systémique de société.” Et ça, cette prise de conscience, ça donne une force dingue, parce qu’on comprend alors qu’on peut lutter ensemble. »

Selon Blandine Lenoir, quand on parvient à se débarrasser de la honte, c’est désormais la force qui prévaut. Pour autant, il est des victoires à ne jamais tenir pour acquises.

« Toutes les lois gagnées de haute lutte sont par nature fragiles : elles sont attaquées dès qu’on baisse la garde. L’avortement redevient illégal ou est compromis dans plein de pays et d’États, même chose avec le mariage pour tous. Si on baisse les bras, tous ces droits sont menacés. Il faut rester sur le qui-vive. »

Dans la foulée d’oeuvres récentes comme Never Rarely Sometimes Always, d’Eliza Hittman, Call Jane(Nous sommes Jane), de Phyllis Nagy, et bien sûr L’événement, d’Audrey Diwan, Annie Colère se fait un devoir de montrer la procédure, lorsqu’elle est adéquatement pratiquée, loin des clichés cauchemardesques qu’on lui a souvent accolés au cinéma.

« La représentation, c’est très important. J’ai mis en scène six avortements, et je tenais à les filmer comme un soulagement, alors que cette procédure est la plupart du temps représentée comme glauque, violente, souffrante… Je crois que même aujourd’hui, en 2023, une femme qui va avorter à l’hôpital, elle a en tête ces images-là. Il faut que les femmes puissent avoir des représentations plus douces. »

Tristement actuel

Le film privilégie en outre la nuance dans les portraits masculins, que ces personnages se révèlent réfractaires au droit à l’avortement, ou au contraire des alliés des femmes. C’est tout spécialement le cas de Philippe, le mari syndicaliste d’Annie.

« J’aime bien ce qu’on a fait de ce personnage, pour qui j’ai beaucoup de sympathie. Il est heureux pour sa femme. Bon, à un moment, il a peur, mais c’est toujours comme ça dans un couple : un des conjoints s’éclate, et l’autre craint de le perdre. Le truc ici, c’est qu’Annie devient plus grande que lui, elle qui, auparavant, lui demandait toujours son avis. Tout à coup, elle n’a plus besoin de lui pour exister. Mais elle n’est pas contre lui. »

En effet, Annie ne compare pas son nouvel engagement à celui de Philippe : elle fait oeuvre utile de son côté, de plus en plus épanouie, de plus en plus affranchie. C’est Philippe qui, par insécurité, se met à se mesurer à elle, ce qui engendre des tensions.

« Dans un couple, il faut se laisser évoluer. Si on restait figé, ce serait terriblement ennuyeux ! »

Pour ce qui est de la dimension tristement actuelle du film, Blandine Lenoir avoue avoir été prise de court.

 

« Je ne pensais pas, en le concevant, que le film résonnerait autant au présent, spécifiquement par rapport à ce qu’on observe aux États-Unis. En Pologne, en Italie et en Espagne, ça devient très tendu, avec la montée de la droite. Ce qui est en revanche formidable, c’est que lors de la sortie en France, dans les salles, il y avait énormément de jeunes gens. Et je me dis que s’il n’y avait pas eu toute cette actualité, ces jeunes gens ne se seraient peut-être pas intéressés au sujet. »

Le film Annie Colère prend l’affiche le 10 février. 
François Lévesque a réalisé cet entretien à Paris à l’invitation des Rendez-vous d’UniFrance.

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