Jeunes filles dans l’oeil d’Internet

Elles parlent une langue bien à elles, ponctuée de mots anglais, qu’elles déclinent souvent à toute vitesse, à tel point qu’on a du mal à la saisir. Devant l’écran de leur ordinateur ou de leur téléphone, elles scrutent le moindre défaut de leur peau, le moindre bourrelet de leur ventre. Les adolescentes que Fanie Pelletier a suivies pour réaliser Jouvencelles, son premier long-métrage documentaire, sont des filles d’aujourd’hui. Elles vivent un pied dans le monde physique, l’autre dans le monde virtuel. Pour le meilleur, sans doute, mais aussi pour le pire.
C’est à travers l’univers des vidéos en direct, où des applications permettent de s’adresser sur Internet à des inconnus, que Fanie Pelletier est entrée dans le monde hyperconnecté des adolescentes d’aujourd’hui.
« Ce sont des vidéos en direct qui permettent aux jeunes filles de répondre à des questions d’internautes un peu partout dans le monde », dit la réalisatrice en entrevue. Ces applications, ce sont surtout des adolescents, et majoritairement des filles, qui les fréquentent, bien qu’elles soient ouvertes à tous. Elle y a découvert un monde troublant, et des jouvencelles très exposées, à la fois naïves et conscientes, en quête active d’identité. Sa quête a débuté sur Périscope, une application aujourd’hui désuète, et s’est poursuivie sur TikTok. « Maintenant, il y a là des gens de tous les âges sur ces applications, mais ce sont les adolescents qui en sont le public cible. Sur TikTok, même moi, qui suis dans la trentaine, je me sens vieille. Quand je vais là-dessus, il y a une cacophonie d’images et de sons, je ne me sens pas tout à fait à ma place », dit-elle.
Deux identités distinctes
Après avoir déjà tourné un court métrage sur les adolescents, Fanie Pelletier a choisi cette fois de se concentrer sur l’univers des filles. « Je pense que la façon dont elles le vivent, leur rapport avec les réseaux sociaux est très différent de celui des garçons », dit-elle. Les adolescentes, elles, s’y livrent souvent en toute liberté. Mais la représentation qu’elles y affichent n’est pas la même que celle du monde réel, notamment grâce à des applications de modification d’images, comme Facetune. L’une d’elles a modifié mille fois l’apparence de son ventre avant de décider de quitter le réseau. Une autre admet choisir soigneusement les représentations d’elle qu’elle dévoile.
Avant de tourner le film, Fanie Pelletier avait créé un groupe Instagram, qui lui permettait de voir quelles sortes de contenu les adolescentes fréquentaient en ligne. « Elles sont bombardées par des images de corps de femmes, des images de perfection », dit-elle. « Mais elles n’ont pas la maturité pour avoir une distance critique. […] Elles voient ces images de corps, de visages de selfies, perfectionnés par des filtres, et elles se disent : “Moi aussi, j’aimerais être comme ça”. »
Paradoxalement, ce sont sur ces mêmes réseaux que les jeunes filles dévoilent parfois leur intimité, dans ses côtés les plus sombres, et au plus près.
« J’ai découvert des choses à travers le film, le rapport au corps et à la beauté, les troubles alimentaires qui sont beaucoup plus présents que je pensais. J’ai trouvé cela très troublant », dit la réalisatrice.
Une quête de genre
La quête identitaire de ces jouvencelles se décline souvent en catégories de genre. Toujours en ligne, des jeunes se déclarent tour à tour asexuelles, aromantiques, abrosexuelles (de genre fluide), bisexuelles ou lesbiennes, et, parfois, simplement hétérosexuelles.
« Je ne pensais pas que c’était aussi présent dans leur tête, dit Fanie Pelletier. Surtout dans un des groupes, c’était vraiment une obsession. Leur orientation a changé pendant le film. Cela fluctuait. J’ai découvert quelque chose d’extrêmement beau dans cette ouverture, mais aussi une confusion, parce qu’il y a tellement d’identités possibles. À l’adolescence, on essaie de se définir, et la multitude de possibilités rend ça encore plus difficile. »
Cet univers d’internaute, les jouvencelles de Fanie Pelletier l’abordent parfois en groupe, ou individuellement. Le groupe est évidemment plus rassurant, surtout quand, comme cela arrive dans le documentaire, les jouvencelles en question tombent sur un internaute en pleine masturbation, qui finira « bloqué ». Le groupe de filles n’en semble pas affecté outre mesure. C’était un risque à prendre, semble-t-il.
Des filles exposées
« C’est ça qui est délicat, remarque-t-elle. Elles sont conscientes que, quand elles font ça, tout le monde y a accès. J’ai parlé à une fille. Elle m’a dit “Comment ça se fait que tu as accès à ça, comment ça se fait que tu as ma vidéo ?”. Je lui ai envoyé le lien, je lui ai dit : “Elle est encore disponible ta vidéo. Moi, je suis bienveillante, je t’écris, je n’utiliserai jamais la vidéo si je n’ai pas ton autorisation. Mais sache qu’il y a plein de gens qui peuvent être malveillants et prendre ta vidéo pour plein d’autres raisons.” »
Le phénomène est mondial. Et Fanie Pelletier a récolté des vidéos tournées par des jeunes filles parlant russe ou vivant au Cambodge.
« J’ai vu énormément de solitude, mais aussi des femmes qui trouvaient là enfin de la discussion », dit-elle. Une jeune anglophone semblant en profonde dépression, aux prises avec un trouble alimentaire, met cinq heures à décider si elle prend ou non une bouchée de gâteau.
« Elle, elle était vraiment seule, confirme Fanie Pelletier. Mais j’ai vu dans ses vidéos à quel point cela lui faisait du bien de recevoir les commentaires des gens. Par moments, elle était dépressive, et des gens de partout la consolaient et lui changeaient les idées. »
Image parfaite et détresse
C’est sur Internet que ça se passe surtout, dans ce flux abondant, surchargé d’images et de dialogues, qui circule sur les applications de vidéo en direct, largement fréquentées par des adolescentes. Pour Jouvencelles, la réalisatrice Fanie Pelletier a accompagné trois groupes de jeunes filles dans leur univers mi-numérique, mi-réel. Malgré l’obsession de ces jeunes filles pour leur apparence physique et pour l’atteinte d’une image parfaite, leur détresse y fait surface, avec des troubles alimentaires et des problèmes de mutilation à la clé. Fanie Pelletier les suit sans les censurer et laisse au public le soin de décider ce qu’il pense de cette fréquentation assidue des réseaux sociaux. On y reste, encore une fois, avec l’impression que ce sont des questions plus faciles à poser qu’à trancher.