«Respire»: Par-delà les différences

Sur fond de tensions raciales et d’iniquité socioéconomiques, Onur Karaman explore dans son film «Respire» les facettes multiples de l’identité québécoise.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Sur fond de tensions raciales et d’iniquité socioéconomiques, Onur Karaman explore dans son film «Respire» les facettes multiples de l’identité québécoise.

Dans un quartier de Montréal où la gentrification n’a pas encore frappé, les destins de Max, la trentaine en cul-de-sac, et de Fouad, l’adolescence aux mille défis, ne cessent de se croiser. Pourtant, chacun vit de son côté, le Québécois dit « de souche » et l’immigrant marocain de 15 ans semblant exister dans des mondes distincts, en vase clos. S’ils se parlaient, ils constateraient, comme nous qui les voyons évoluer à l’écran, qu’ils ont beaucoup en commun. Sur fond de tensions raciales et d’iniquités socioéconomiques, Onur Karaman explore dans son film Respire les facettes multiples de l’identité québécoise.

Lauréat du prix du meilleur film québécois au festival Cinemania cet automne, Respire est le quatrième long métrage du cinéaste.

« Je voulais parler du racisme latent, des disparités sociales… Et je voulais parler aux jeunes qui ne se retrouvent pas nécessairement au cinéma — les Max, les Fouad — et leur montrer qu’on est au fond très similaires malgré nos différences », explique Onur Karaman, arrivé au Québec de la Turquie à l’âge de huit ans.

C’est quelque chose que je répète souvent. Mais je ne voulais pas adopter un ton moralisateur. Je voulais plutôt insuffler au film une dimension thriller. Être un peu plus frontal, cette fois-ci, par opposition à mon approche plus méditative dans mes films précédents.

 

Ces enjeux, exposés autrement, étaient déjà présents dans ses premiers films, La ferme des humains et Là où Attila passe.

« C’est quelque chose que je répète souvent. Mais je ne voulais pas adopter un ton moralisateur. Je voulais plutôt insuffler au film une dimension thriller. Être un peu plus frontal, cette fois-ci, par opposition à mon approche plus méditative dans mes films précédents. Ce n’est pas un film de rue, mais il y a de ça. En fait, il y a plusieurs genres, je pense. »

C’est le cas.

Volet personnel

À l’instar du précédent film d’Onur Karaman, Le coupable, Respire revêt une dimension chorale, la kyrielle de personnages en orbite autour de Max et de Fouad s’avérant unie de façon souvent inattendue (filiale, professionnelle, etc.). Chacune et chacun composent avec ses failles et ses chagrins…

« Je ne voulais pas de personnages tout bons ou tout méchants, parce que la réalité est toujours plus complexe et plus nuancée que ça. Je voulais montrer l’environnement, le contexte, avec en parallèle cette famille québécoise de souche et cette famille d’immigrants marocains. Personne n’y est hyperheureux : ils baignent tous et toutes dans leur solitude et essaient de faire de leur mieux. »

Là encore, le film s’attarde aux similitudes profondes par-delà les différences superficielles.

« Dès qu’on est coincé dans une classe sociale, on a toujours plus en commun qu’on le croit. »

Ainsi Max vit-il des frustrations dans son boulot au service à la clientèle, alors qu’Atif, le père de Fouad, doit se contenter de gérer un casse-croûte, lui qui est ingénieur de formation. Autre point commun : Fouad, découvre-t-on entre deux prises de bec à l’école, possède un don pour l’écriture, tandis que Maryse, la mère de Max, est autrice…

Autant de possibilités de rapprochement gâchées parce que personne ne se parle ni ne se regarde ; pas vraiment.

« Au sujet du père de Fouad, ça ne vient pas de nulle part : c’est ma jeunesse, confie Onur Karaman. Quand j’étais enfant, nous étions très à l’aise. Mon père était directeur de grands chantiers. Nous voyagions constamment entre la Turquie et l’Algérie. Il voulait vivre une aventure dans un pays francophone, et ça s’est joué entre la France et le Canada. Il a choisi le Canada, le Québec, mais sans savoir qu’on se retrouverait en bas de l’échelle sociale. Ça n’a pas été l’aventure qu’il prévoyait. »

De préciser Onur Karaman, son père mit, après être retourné à l’école, une quinzaine d’années à se replacer en ingénierie, mais jamais aux mêmes échelons.

Bonté fondamentale

En découle-t-il un portrait sombre ? Peut-être est-il pertinent de se référer, ici, à une scène du film dans laquelle Max reproche à une cousine (aspirante autrice, tiens) d’avoir une vision du monde romantique, tout en se félicitant, lui, d’être réaliste. Ce à quoi la cousine réplique : « Réaliste ou pessimiste ? »

Or, en discutant avec Onur Karaman, et malgré la tournure dramatique que prend l’action de son film, la réponse ne fait aucun doute.

« Je crois que l’humain est fondamentalement bon : c’est ça, le message du film. Mon souhait ? J’aimerais qu’il soit vu autant par les jeunes Québécois de souche que par les jeunes issus de la diversité. »

Quand la tension monte

L’intrigue de Respire a beau s’articuler autour de Max, la trentaine, et de Fouad, 15 ans, il s’agit à maints égards d’un film choral. De fait, le quartier montréalais où se déroule l’action prend quasiment valeur de personnage, alors qu’y vont et viennent, chacun dans sa bulle, les deux protagonistes et leurs proches. En présentant Max et Fouad dans leurs familles respectives, ou encore au travail pour l’un et à l’école pour l’autre, le cinéaste Onur Karaman joue d’un principe d’apparente opposition, afin de mettre au contraire en lumière les foncières similitudes qui unissent le jeune adulte « Québécois de souche » et l’adolescent « Québécois d’adoption ». Onur Karaman applique ce jeu de miroirs à d’autres personnages, filmant par exemple à l’identique deux rencontres où Max est infantilisé par son supérieur et deux entrevues d’embauche où Atif, le père de Fouad, est humilié en cherchant à faire reconnaître ses compétences. Les interprètes, peu connus ou pas vus depuis un moment, sont tous convaincants, à commencer par Amedamine Ouerghi (Fouad), en ado sensible mais bouillant à raison, et Frédéric Lemay (Max), en trentenaire guetté par l’aigreur. Il est toutefois des bémols, comme cette propension, qui devient prévisible, à enchaîner avec un malheur (hospitalisation, bagarre) après chaque bouffée de bonheur (rapprochement, texte bien accueilli en classe). On pense aussi à ce cousin au machiavélisme un peu arrangé avec le gars des vues… Le film se révèle en revanche fort habile à faire comprendre comment se manifeste, voire naît, le racisme ordinaire chez des gens qui pourraient pourtant jurer n’avoir aucun préjugé. C’est d’ailleurs là un des moteurs du suspense qui se met lentement mais sûrement en place, sourdement, jusqu’au dénouement saisissant.

Respire

★★★ 1/2
Drame d’Onur Karaman. Avec Amedamine Ouerghi, Frédéric Lemay, Claudia Bouvette, Mohammed Marouazi, Houda Rihani, Roger Léger, Marie Charlebois. Québec, 2022, 90 minutes. En salle.



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