«Living»: Le meilleur pour la fin

Chef de division au Bureau des travaux publics de Londres, monsieur Williams mène une existence morne. Au travail, il y a pourtant fort à faire, puisque huit ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la ville en est encore à se reconstruire. En fait, les fonctionnaires sont submergés et se renvoient volontiers la responsabilité de tel ou tel dossier. Et les requêtes orphelines de s’empiler sur les bureaux des uns et des autres… Mais voici qu’à l’annonce de son trépas prochain, monsieur Williams sort soudain de sa torpeur existentielle. Plutôt que de mourir comme il a vécu, « en faisant vite en se cachant », comme le chantait Brassens, il profitera de ses derniers mois ici-bas pour améliorer les choses. Dans le bien nommé Living (Vivre), Bill Nighy rappelle quel prodigieux acteur il est.
D’ailleurs, on ne peut que se réjouir de ce que la star anglaise eût décroché une nomination aux Oscar pour cette magistrale composition, sans doute la plus sentie d’une carrière aussi longue que diversifiée : voir Love Actually(Réellement l’amour), The Best Exotic Marigold Hotel (Bienvenue au Marigold Hotel), la saga Pirates of the Caribbean (Pirates des Caraïbes), Pride (Pride. Une rencontre improbable)… D’abord tout de retenue, son Williams laisse graduellement émerger une humanité longtemps dissimulée derrière une façade de placide civilité.
Monsieur Williams est à l’image de ces proverbiales eaux dormantes sous la surface desquelles bouillonnent de puissants remous.
Le film est un remake d’Ikiru, d’Akira Kurosawa, qui était pour sa part librement adapté d’une nouvelle de Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch. Ce n’est nul autre que Kazuo Ishiguro, lauréat du prix Nobel de littérature, qui signe le scénario de Living.
Un scénario, en l’occurrence, d’une sensibilité, d’une acuité et d’une justesse infinies. Et pour cause, comme il nous le confiait en entrevue : ce projet, il le portait quasiment depuis l’enfance. « J’ai grandi avec l’original, que j’ai vu pour la première fois à 11 ans. C’est tout de suite devenu un film très important pour moi, parce que c’était alors inhabituel de voir des films japonais en Angleterre. À l’époque, je me rendais chaque matin à l’école en train, et je croisais tous ces employés de bureau […] Pendant des années, j’ai cru qu’un jour, je troquerais mon uniforme d’écolier pour leur uniforme à eux. »
Nul n’est une île
Comme dans son roman The Remains of the Day (Les vestiges du jour, prix Booker), Ishiguro présente d’abord son protagoniste à travers la profession qu’exerce ce dernier. Une profession qui consiste, dans la description qu’en fait l’auteur, en une suite de rituels. À l’instar du majordome Stevens veillant au grain dans un manoir, Williams dirige sa petite équipe de fonctionnaires en répétant inlassablement les mêmes gestes et paroles, jour après jour.
Or, ces rituels ne sont rien d’autre qu’une carapace, un mécanisme de protection : si l’on se retire du monde, alors le monde ne peut nous faire du mal. Mais est-ce là une vie ? Autrement dit, si personne n’est en mesure de nous atteindre, ne nous connaît, voire n’est au fait de notre existence, existe-t-on réellement ?
C’est ainsi que, confronté à l’imminence de sa fin, Williams rejoindra ses semblables, rejoindra les vivants, ne serait-ce que brièvement. Voilà qu’un jour, au lieu d’envoyer une requête prendre la poussière, il décide d’en prendre la responsabilité et de la mener à terme. L’objet ? La construction d’un parc pour enfants sur un terrain en ruine à décontaminer, dans un quartier défavorisé.
Au parfait diapason
Grâce à la mise en scène virtuose d’Oliver Hermanus, le train-train routinier de Williams revêt des allures de ballet (les fonctionnaires sur le quai de la gare, au début, paraissent tout droit sortis d’un tableau de Magritte avec leurs imperméables et leurs chapeaux melons).
D’ailleurs, toujours au sujet de la réalisation, le cinéaste sud-africain demeure au parfait diapason du personnage. En cela que la caméra garde initialement ses distances par rapport à Williams (qui en fait lui-même autant), pour mieux s’en approcher à mesure que celui-ci s’ouvre au monde, tardivement.
Remarqué avec ses quatre films précédents, surtout le remarquable Moffie, en 2019, sur l’amour interdit entre deux soldats durant l’apartheid, Oliver Hermanus est ici en complète maîtrise : chaque composition, chaque mouvement de caméra séduit et transporte sans jamais être ostentatoire (mille bravos au directeur photo, James D. Ramsay, un collaborateur assidu). Idem pour la musique composée par la pianiste française Emilie Levienaise-Farrouch : une merveille d’évocation subtile.
Toutefois, et au risque d’insister, c’est vraiment Bill Nighy qui fait de Living une oeuvre aussi poignante qu’incontournable.