Sommes-nous seulement des ressources?

Les vivants — déclinés sous leur forme humaine, animale et végétale — sont-ils seulement des ressources ? Que ce soit des travailleurs pressurisés par un système de production optimisé et désincarné, des animaux entassés dans des élevages intensifs pour nourrir la population ou encore des végétaux cultivés pour répondre aux diktats alimentaires de ces animaux d’élevage, sommes-nous tous seulement des matériaux permettant de maintenir en place un système façonné par l’obsession de la productivité ?
En juxtaposant des images de ces trois réalités — certainement différentes au premier regard, mais dont l’interrelation devient frappante —, les réalisateurs Hubert Caron-Guay et Serge-Olivier Rondeau offrent, par le biais du documentaire Ressources, des pistes de réflexion fertiles, sans pour autant tomber dans une moralisation accusatrice.
À travers un éclairage diaphane, le film s’ouvre sur l’image d’une usine — celle d’Olymel qui se spécialise dans l’abattage d’animaux — transperçant la noirceur de la nuit. La caméra se braque ensuite sur un champ aride qui sera, plus tard, verdi par la monoculture de maïs. Puis, dans un troisième plan, le regard des réalisateurs se pose sur des demandeurs d’asile mexicains qui, dans un organisme communautaire montréalais, se font offrir de s’installer en région pour devenir des maillons de la chaîne de production d’Olymel.
Généralement abordés de manière indépendante les uns des autres, les thèmes de la précarité inhérente au statut de demandeur d’asile, du questionnement éthique accompagnant l’élevage intensif des animaux et de l’impact néfaste des monocultures sur l’environnement sont ici traités dans leur globalité.
On ne sait pas comment ils existent, qu’est-ce qu’ils font concrètement. Le film essaie de donner une visibilité à ces formes de vie là.
« Les effets de l’optimisation du rendement et de la standardisation n’affectent pas seulement les humains, mais toutes sortes d’autres vivants aussi », fait remarquer Serge-Olivier Rondeau, qui cumule, en plus de sa carrière de cinéaste, un parcours de recherche universitaire en ethnographie. « Voir que ces choses-là coexistent, qu’elles sont entremêlées, qu’elles ont un impact les unes sur les autres, c’est la proposition principale du film », souligne-t-il.
Démarche immersive
Lorsqu’ils ont décidé d’unir leurs visions en 2018, les deux documentaristes souhaitaient travailler sur le parcours des travailleurs étrangers temporaires recrutés par Olymel. Mais en l’espace de quelques mois, la situation sur le terrain avait changé : Olymel avait délaissé cette classe de travailleurs pour plutôt recruter des demandeurs d’asile, arrivés au Canada après avoir fui leur pays d’origine.
Pour s’immerger dans cette nouvelle réalité qui s’offrait à eux, Hubert Caron-Guay et Serge-Olivier Rondeau ont passé trois mois dans un organisme communautaire dont la mission est d'aider les immigrants dans leur recherche d'emploi. En posant leur caméra sur ces femmes et ces hommes qui souhaitent à tout prix travailler et améliorer leur condition, quitte à occuper un emploi physiquement et psychologiquement drainant, les deux comparses offrent au public une lucarne pour découvrir une facette de l’immigration trop souvent exclue du discours politique et des généralisations à l’emporte-pièce.
Le documentaire d’observation, inspiré du cinéma direct, qui en découle est ancré dans une démarche de proximité construite dans le temps et visant à créer une intimité avec les protagonistes, explique Hubert Caron-Guay. Ce dernier avait adopté une posture d’immersion similaire dans son précédent film Destierros, dans lequel il suivait des migrants dans leur parcours vers les États-Unis. « On prend ce qui nous est offert, on n’intervient pas », détaille-t-il.
Donner une visibilité
C’est d’ailleurs par ce travail d’observation que les thèmes de l’élevage intensif des animaux et du territoire ont surgi. Les demandeurs d’asile se faisaient massivement proposer d’aller travailler dans les abattoirs d’Olymel, qui ont développé une structure d’accueil particulière pour les travailleurs ne parlant que l’espagnol, pointe Serge-Olivier Rondeau. « Et les demandeurs d’asile eux-mêmes passaient des commentaires sur les monocultures de maïs », qu’ils découvraient avec leur regard neuf d’étrangers sur le territoire québécois, ajoute le cinéaste.
Caméra et perche de son en mains, les documentaristes ont donc filmé, là aussi dans la durée et la proximité, ce territoire tissé par les besoins de l’industrie de l’élevage. « Ça fait partie de la chaîne », relève Hubert Caron-Guay. Et ces animaux — ici des porcs et des vaches laitières — généralement inobservables derrière les murs opaques des fermes. « On ne sait pas comment ils existent, qu’est-ce qu’ils font concrètement. Le film essaie de donner une visibilité à ces formes de vie là », ajoute Serge-Olivier Rondeau.
Puis, progressivement, au fil des images captées, des ponts et des liens se sont bâtis « entre les différentes fragilités des demandeurs d’asile, du modèle d’élevage au Québec et de ce territoire qui a été redessiné en fonction de l’agriculture industrielle », résume Hubert Caron-Guay. Une proposition qui fait toute l’originalité de Ressources et qui nous pousse à nous demander si la quête du rendement à tout prix peut réellement être une vision d’avenir pour toutes les formes de vivants.
Ressources, une production des Films du 3 Mars et des Films de l’Autre, qui a déjà été présenté dans des festivals à Amsterdam, à Paris, à Vienne et à Turin, prendra l’affiche au Québec le 27 janvier.