«Rojek»: les yeux dans les yeux de l’État islamique

Zaynê Akyol n’a pas froid aux yeux. Après avoir accompagné les combattantes kurdes au front contre le groupe armé État islamique dans Gulîstan, terre de roses, voilà qu’elle plonge son regard directement dans les yeux de leur ennemi.
Pour réaliser Rojek, son plus récent documentaire, la jeune cinéaste montréalaise a passé cinq mois en territoire kurde syrien et a visité les prisons où croupissent des dizaines de terroristes impliqués dans des crimes du groupe EI. De la centaine de prisonniers qu’elle a rencontrés, une quinzaine se présentent devant la caméra. « Je suis la seule qui a pu les rencontrer », raconte la réalisatrice d’origine kurde née en Turquie. Ces djihadistes, ce sont les Kurdes qui les ont arrêtés alors qu’ils combattaient pour leur propre territoire en sol syrien, précise-t-elle.
Zaynê Akyol le confirme en entrevue : ce film a été « difficile à faire ». Non seulement sur le plan logistique, mais aussi sur le plan moral. « Je me suis vraiment positionnée comme une personne qui essaie de comprendre et qui avait une oreille attentive à ce qu’ils disaient. En même temps, presque toutes les femmes avec qui j’avais fait mon film précédent étaient décédées en combattant. Et quand on connaît des gens qui sont morts aussi violemment, quand on rencontre ces criminels, cela devient difficile émotivement. »
Du sang sur les mains
Au début, raconte-t-elle, elle essayait de comprendre comment et où les protagonistes de Gulîstan, terre de roses étaient décédées. Mais la cinéaste en elle a pris le dessus. Et tout le long du film, sa caméra, qui filme ses sujets en plan très serré, s’attarde essentiellement à comprendre ce que ceux-ci disent, parfois à l’aide d’un interprète.
Rojek s’ouvre sur le témoignage d’un prisonnier qui raconte comment il s’y prenait pour chasser le chardonneret dans sa jeunesse, avec un filet et une radio pour les attirer. En entrevue, Zaynê Akyol note que cette chasse lui apparaissait comme une métaphore de leur condition de terroristes pris au piège.

Les djihadistes que la cinéaste rencontre ne sont pourtant pas des enfants de choeur. L’un d’eux a lui-même tourné des vidéos d’exécution de prisonniers, qui servaient autant à recruter des troupes qu’à effrayer l’ennemi. La plupart sont des hommes. Leurs femmes et leurs enfants sont enfermés dans des camps aux abords de la prison, comme en témoignent certaines femmes que Zaynê Akyol a rencontrées, toutes de noir vêtues et voilées jusqu’aux yeux.
Une femme, pourtant, est elle-même en prison pour ses crimes. Devant la caméra, elle raconte que les deux années qu’elle a passées au service du groupe EI, dans lequel elle était haut placée, sont « les plus belles années de sa vie ». Cette femme est détenue toute seule, explique la cinéaste, « parce que les Kurdes ont peur qu’elle ne fasse un lavage de cerveau aux autres détenus ».
Je souhaite qu’ils soient jugés par une cour internationale. Tous les gouvernements se déresponsabilisent [par rapport à ces criminels].
Dans tous les cas, les convictions religieuses sont à fleur de discours. Plusieurs des prisonniers viennent de l’étranger. L’un d’entre eux raconte être entré en contact avec le groupe djihadiste par l’entremise d’une mosquée turque en Allemagne, puis être passé par la Turquie pour entrer en Syrie. Une femme syrienne détenue dans un camp raconte comment elle a été vendue par sa famille à un homme alors qu’elle n’avait que 13 ans, pour immédiatement devenir enceinte. Les commentaires sur le paradis promis aux martyrs sont également troublants. Les hommes rêvent bien sûr de paysages divins où ils sont entourés de vierges disponibles. Une femme — d’origine suédoise, précise Zaynê Akyol en entrevue — raconte rêver de vivre dans une maison de cristal au paradis.
« Discerner le vrai du faux »
La cinéaste a volontairement omis de mentionner les noms des protagonistes et les crimes pour lesquels ils ont été emprisonnés. Il est vrai que ces renseignements, bien que pertinents, auraient forcément teinté le regard du spectateur.
« J’étais la mécréante en face d’eux », raconte-t-elle. Certains prisonniers qu’elle a approchés ont refusé de lui donner une entrevue. « Il y a un Allemand blond aux yeux bleus qui ne voulait même pas me regarder. Il disait que c’était péché de regarder une autre femme que la sienne. » Ceux qui ont accepté l’ont fait pour différentes raisons. Certains y ont vu une occasion de répandre leur idéologie ou de faire peur à leurs opposants, croit-elle. « Il faut faire attention avec ce qu’ils disent. Il faut en prendre et en laisser. »
Elle ajoute cependant qu’elle les a laissés dire ce qu’ils voulaient, et qu’il reviendra au spectateur de « discerner le vrai du faux ».
Quelques-uns des prisonniers rencontrés dans Rojek ont déjà été jugés. Mais plusieurs n’ont pas eu de procès, notamment parce que les autorités kurdes n’ont ni les infrastructures ni le personnel pour les organiser. Et les pays dont ils sont les ressortissants n’ont pas non plus manifesté leur intention de les rapatrier, un processus compliqué par le fait que le gouvernement kurde n’est pas reconnu partout sur la planète.
« Je souhaite qu’ils soient jugés par une cour internationale », indique Zaynê Akyol. « Tous les gouvernements se déresponsabilisent » par rapport à ces criminels, se désole-t-elle.