«Women Talking»: elles parlent, débattent et décident

C’est une histoire horrible, d’autant plus qu’elle est vraie : en 2011, sept hommes d’une communauté mennonite de Bolivie furent condamnés à 25 ans de prison après avoir été reconnus coupables de viols perpétrés des années durant sur plus de 130 de leurs consœurs, qu’ils droguaient avec un anesthésiant à bestiaux.
Cette infamie inspira à l’autrice Miriam Toews, elle-même issue d’une communauté mennonite, le roman Women Talking (traduit par feu Lori Saint-Martin sous le titre Ce qu’elles disent). De ce matériau puissant, la cinéaste Sarah Polley a tiré un film indispensable où, de la colère, naît la détermination et, de la parole, l’espoir.
Ce jour-là, un groupe de femmes s’est réuni en haut d’une grange, dans le grenier à foin, afin de décider de l’avenir de leurs amies, de leurs sœurs, de leurs mères, grands-mères, filles et petites-filles. En effet, ébranlées depuis qu’elles ont appris que les agressions qu’elles ont subies à répétition, la nuit, alors qu’elles étaient inconscientes, ne sont pas l’œuvre de « démons » mais bien d’hommes de leur communauté chrétienne anabaptiste évangélique, les femmes ont demandé à quelques-unes d’entre elles de choisir entre trois options : partir, rester et se battre, ou rester et ne rien faire.
D’emblée, cette troisième possibilité est écartée par la majorité, tandis que les deux autres suscitent le refus buté d’une des déléguées : Scarface Janz (Frances McDormand, brève mais saisissante).
S’ensuit un débat animé, et parfois acrimonieux, entre Ona (Rooney Mara), Salome (Claire Foy), Mariche (Jessie Buckley), Agata (Judith Ivey) et Greta (Sheila McCarthy). Car, bien qu’elles s’entendent peu ou prou sur l’impossibilité de maintenir le statu quo, toutes ne voient pas les choses du même œil. Si elles partent, plusieurs laisseront derrière elles des proches qui n’ont rien fait de mal. Mais à la réflexion, ces hommes qui n’ont pas pris part au complot sont-ils innocents pour autant ?
Et puis, cette communauté, c’est le chez-soi qu’elles ont toujours connu…
Elles sont qui plus est croyantes, et le pardon est une valeur fondamentale…
De discussions en révélations, d’éclats de voix en confidences, elles doivent coûte que coûte en arriver à une décision. Car leur réunion est clandestine. De fait, les femmes ont profité de l’absence momentanée des hommes, partis à la ville faire libérer des agresseurs pris en flagrant délit. Tic-tac : bientôt, ils seront de retour.
Poésie visuelle
Sans les occulter ni s’y complaire, Sarah Polley montre avec une brièveté coup-de-poing les lendemains pleins d’ecchymoses et de sang de victimes parfois affreusement jeunes.
En l’occurrence, la cinéaste ne sort pas du grenier à foin que lors de ces percutants retours en arrière. Au contraire, à la faveur de pauses, les protagonistes sont filmées dans les champs alentour lors de séquences dont la poésie convoque volontiers Terrence Malick et Jane Campion.
Ce souci d’ouvrir le huis clos se traduit également par des passages où la cinéaste capte, à l’extérieur, un moment qui évoque ce qui se dit à l’intérieur. Ainsi « oxygéné », visuellement, le film respire et se déploie avec force ampleur. Une ampleur de circonstance, en cela que les questions abordées sont cruciales.

D’où, d’ailleurs, cette décision de faire se dérouler le film dans une réalité certes reconnaissable, mais subtilement mythifiée. Comme nous le confiait Sarah Polley en entrevue : « C’était afin de conserver cette dimension intemporelle […] qui participe à cette volonté presque allégorique. »
La caméra flotte, gracieuse, à l’affût des beautés éparses susceptibles d’adoucir l’horreur… La réalisatrice est admirablement épaulée par Luc Montpellier, son directeur photo attitré depuis son premier film, Away from Her (Loin d’elle), et par la violoncelliste et compositrice islandaise Hildur Guðnadóttir.
Hormis un dénouement qui s’étire un brin avant que ne survienne la dernière et inoubliable image, Women Talking, propulsé par d’habiles ellipses, avance à bon rythme. C’est en soi un exploit, considérant la nature intrinsèquement discursive du film.
Un discours, soit dit en passant, qui se révèle éclairant, poignant, stimulant, jamais pontifiant. Ces femmes, on ne se lasse pas de les écouter.