Deux hommes et un couffin

Sang-hyeon, le propriétaire d’une buanderie peu prospère, et Dong-soo, qui est employé par l’église du quartier, font du trafic de nouveau-nés. Profitant de la « boîte à bébés » de ladite église dans laquelle des mères déposent le poupon dont elles ne veulent ou ne peuvent s’occuper, Sang-hyeon subtilise certains nourrissons tandis que Dong-soo efface les bandes-vidéo incriminantes. Mais voici qu’une nuit, Moon So-young, une de ces mères, se ravise. Or, plutôt que de les dénoncer, la jeune femme décide d’accompagner les ravisseurs chez des parents-clients potentiels. De ce sujet sordide émane Broker (V.O. s.-t.a.), un road movie étonnamment lumineux signé Hirokazu Kore-eda, et qui valut à Song Kang-ho le Prix d’interprétation masculine à Cannes. On leur a parlé à tous deux en exclusivité.
« J’ai appris l’existence des boîtes à bébés au Japon pendant que je préparais le film Tel père, tel fils [2014] », explique, lors d’un entretien réalisé cet automne au TIFF, le réalisateur de Personne ne sait (Nobody Knows), Still Walking et Une affaire de famille (Shoplifters), Palme d’or en 2018.
« Lors de la présentation du film au Festival de Busan, j’ai évoqué ce système bien implanté et on m’a appris qu’il y avait encore plus de boîtes à bébés en Corée du Sud. »
D’où cette volonté du cinéaste japonais de camper l’action en Corée du Sud. Corollaire heureux : il avait là le prétexte idéal pour collaborer avec Song Kang-ho, sans conteste la plus grande star là-bas après des succès comme La vengeance d’un homme (Sympathy for Mister Vengeance), The Host, Memories of Murder, Thirst, ceci est mon sang et le multi-oscarisé Parasite.
De fait, le talent et le flair de Song Kang-ho le placèrent d’emblée au coeur du renouveau du cinéma sud-coréen, au tout début des années 2000.
« À l’époque, je ne pouvais pas prédire l’ampleur que prendrait le mouvement, se souvient l’acteur. Mais devant le mélange de brio et d’audace des films de cinéastes alors émergents, comme Park Chan-wook, Kim Jee-woon et Bong Joon-ho, je savais que quelque chose de nouveau et d’excitant était en train de se passer avec le cinéma sud-coréen. Leurs films faisaient l’effet d’électrochocs, à répétition. »
Depuis lors, son approche du métier n’a guère changé, assure Song Kang-ho.
« La question que je me suis toujours posée avant d’accepter un film, et celle qui continue de me guider dans mes choix, c’est : “Comment va-t-on raconter cette histoire ?” De façon générale, je suis attiré par des propositions originales, mais je n’ai rien contre une histoire classique : si l’angle sous lequel on l’aborde est inédit, ou si c’est une nouvelle voix prometteuse qui la raconte, je veux en être. Et puis, avec certains cinéastes, je sais que l’approche sera intéressante. »
Sachant cela, l’attrait de Broker était double, puisqu’à une « proposition originale » s’ajoutait la présence de Hirokazu Kore-eda, qui signifiait à coup sûr « une approche intéressante ».
« J’étais un admirateur de l’oeuvre de Hirokazu Kore-eda bien avant Broker, précise Song Kang-ho. Je considère qu’il est un maître de l’épure : il parvient à générer une réponse émotionnelle incroyable tout en ayant une approche très dépouillée. Donc, à la lecture du scénario, je n’ai pas été dépaysé le moins du monde. »
Les enfants d’abord
De son côté, le réalisateur affirme qu’il avait en tête l’acteur avant même d’avoir élaboré son intrigue.
« Lorsque j’ai commencé à écrire le scénario en 2016, la première scène qui m’est venue à l’esprit est celle où Song Kang-ho, accoutré en faux prêtre, récupère un bébé dans la boîte, lui sourit et lui dit “soyons heureux ensemble”. Puis, le lendemain, on le voit vendre le bébé à un couple. Au départ, c’était tout ce que j’avais. »
Bientôt apparurent les autres personnages, comme ces deux femmes détectives lancées aux trousses de l’improbable trio. Trio auquel se joindra en cours de route Hae-jin, un petit orphelin qui n’en fait qu’à sa tête. À cet égard, Hae-jin s’inscrit dans une tradition, chez le cinéaste, de personnages d’enfants en marge.
« C’est vrai que j’ai tendance à dépeindre des personnages d’enfants qui se sont fait voler leur enfance, et qui, par conséquent, n’ont rien d’enfantin, opine Hirokazu Kore-eda. Nobody Knows, Une affaire de famille… Je crois que c’est parce que les maux de société, enfin ceux qui me préoccupent et dont je traite dans mes films, affectent au premier chef les enfants. »
Comme toujours chez le cinéaste, les personnages, quel que soit leur âge, sont dotés de profils psychologiques fouillés et d’arrière-plans historiques étoffés. Broker se distingue toutefois, en ce sens que Hirokazu Kore-eda prend cette fois le parti de faire mentir les a priori.
« Je me fais un point d’honneur d’écrire des personnages qui ne sont ni tout noirs ni tout blancs, mais en nuances de gris. C’est le cas ici, à la différence que je voulais qu’on associe d’abord Sang-hyeon et Dong-soo au côté noir, criminel, et les deux détectives, au côté blanc, à la loi, pour ensuite inverser cette perception. Parce que, dans la vie, les choses sont rarement aussi simples qu’elles le paraissent. »
« La beauté de ces personnages est qu’ils n’ont rien d’extraordinaire, renchérit Song Kang-ho. Ce sont des gens qui essaient d’être bons, de faire ce qui est bon, mais qui sont aux prises avec tellement d’embûches et d’iniquités que “faire ce qui est bon” et “être bon”, ça devient extrêmement difficile. C’est la réalité de beaucoup de monde. »
Ou quand la bonté est un luxe.
Une note douce-amère
Il en résulte un film tour à tour tragicomique, feel-good et mélancolique. Broker a en outre ceci de formidable qu’il n’offre pas de réponses simples aux questions complexes qu’il pose. Ce parti pris est maintenu de bout en bout, d’où cette conclusion douce-amère absolument parfaite.
« Lorsque j’ai commencé à tourner le film, la fin n’était pas écrite, révèle Hirokazu Kore-eda. J’en ai beaucoup discuté avec la distribution. Je savais toutefois que je ne désirais pas que Moon So-young soit rongée par le remords et récupère son bébé, et qu’ils vivent heureux à jamais. Hormis que ç’aurait été malhonnête, je ne voulais pas limiter le thème de la famille aux liens du sang. »
D’ailleurs, Broker se veut, par ce dernier motif, un compagnon du précédent Une affaire de famille, où une famille de voleurs à la petite semaine recueille une fillette abandonnée. Broker a toutefois marqué Hirokazu Kore-eda encore plus profondément :
« Pendant mes recherches, je suis retourné en Corée du Sud et je suis entré en contact avec des adultes ayant grandi dans les foyers comme celui visité dans le film. Ce qu’ils m’ont dit va me rester à jamais en mémoire. »
Plusieurs de ces adultes lui ont ainsi confié se demander si leur naissance aura constitué « une bonne ou une mauvaise chose ».
« Après avoir été abandonnés dans des boîtes à bébés, ils ont été transférés dans des foyers, ils n’ont jamais connu leur vraie mère… Et à ce jour, ils se demandent s’ils ont causé de la souffrance à leur mère en venant au monde. Ce film, et je suis conscient qu’il ne réglera pas à lui seul le problème qu’il expose, est ma réponse à ce que ces enfants devenus grands m’ont raconté », conclut Hirokazu Kore-eda.
Le film Broker prend l’affiche le 13 janvier.