Bill Nighy et Kazuo Ishiguro: jamais trop tard pour «Vivre»

En 1953, Londres continue de se rebâtir huit ans après que la Deuxième Guerre mondiale eût pris fin. Au Bureau des travaux publics, les fonctionnaires sont submergés, aussi les divisions se renvoient-elles la balle. Nombreuses, les requêtes orphelines aboutissent sur des piles. Et rien ne se passe. Cette stagnation est en l’occurrence à l’image de l’existence de monsieur Williams, qui dirige l’une de ces divisions. Or, lorsque son médecin lui annonce qu’il n’en a plus pour longtemps, voici que monsieur Williams décide… de vivre. Écrit par le Prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro, Living (Vivre) offre à Bill Nighy le rôle de sa carrière. Dans un entretien exclusif, les deux hommes expliquent pourquoi ce remake d’Ikiru, d’Akira Kurosawa, leur tenait tant à coeur.
« J’ai grandi avec l’original, que j’ai vu pour la première fois à 11 ans. C’est tout de suite devenu un film très important pour moi, parce que c’était alors inhabituel de voir des films japonais en Angleterre », relate l’écrivain et scénariste parti du Japon avec ses parents à l’âge de cinq ans.
« À l’époque, je me rendais chaque matin à l’école en train, et je croisais tous ces employés de bureau, avec leurs chapeaux melon et leurs parapluies… »
Diffusément, ces messieurs qui lui rappelaient les fonctionnaires dans Ikiru lui permettaient de tisser un lien subliminal entre le Japon et l’Angleterre. De se remémorer l’auteur :
« Pendant des années, j’ai cru qu’un jour, je troquerais mon uniforme d’écolier pour leur uniforme à eux. »
Ce souvenir vivace fut repris à l’identique pour l’ouverture de Living — Ikiru débute plutôt avec le diagnostic de cancer généralisé. Justement, pourquoi Kazuo Ishiguro souhaitait-il refaire ce film qu’il aime tant ?
« D’une part, je voulais que le message d’Ikiru touche de nouvelles générations et, d’autre part, ce n’est pas le titre de Kurosawa qui est le plus vu. On parle plus volontiers des films Rashomon, Les sept samouraïs, Le château de l’araignée… »
Ce dont Kazuo Ishiguro s’ouvrit à son ami Stephen Woolley, producteur des films The Crying Game (Le cri des larmes), Interview with the Vampire (Entretien avec un vampire), Carol…
« Stephen a été emballé et m’a demandé d’écrire le scénario, ce qui n’était pas dans mes plans initiaux : je voulais simplement que quelqu’un fasse le film. »
Un geste héroïque
Kazuo Ishiguro n’en accepta pas moins de bon gré. D’autant qu’il savait pour qui il écrirait le rôle de monsieur Williams : Bill Nighy.
« J’ai été bouleversé par le scénario de Kazuo. J’ai bien connu ce type de personnage, ces hommes d’autrefois contraints d’agir avec retenue en tout, ce qui impliquait de leur part, dans mon regard fasciné d’enfant, tout un tas de maniérismes bizarres. L’idée de jouer ça me plaisait énormément », se souvient l’acteur qui fit ses débuts dans les années 1970, mais qui ne connut la consécration qu’en 2003 grâce à son irrésistible composition de chanteur has been dans Love Actually (Réellement l’amour).
Depuis, on l’a vu dans une pléthore de films, de l’insidieux Notes on a Scandal (Chronique d’un scandale), aux superproductions Pirates of the Caribbean (Pirates des Caraïbes, en tentaculaire Davy Jones), en passant par le succès surprise The Best Exotic Marigold Hotel (Bienvenue au Marigold Hotel) et sa suite.
Nous vivons des temps difficiles, et je pense que ce film peut aider, un peu
« Le film traite de deux sujets qui me touchent : la mortalité, à laquelle je pense de plus en plus à mesure que j’avance en âge, et la procrastination, une tendance pour laquelle je suis très, très doué. Je suis un procrastinateur de haut vol », précise Bill Nighy, sourire en coin.
« Mais sérieusement, le film explore une variété de thèmes sans les surligner : bilan existentiel, regrets, sérénité face à la mort… »
Les propos de Kazuo Ishiguro vont dans le même sens : « Ce constat que même en étant prisonnier d’un boulot monotone, et même à l’approche de la mort, il est possible de trouver un sens à sa vie et de faire une différence, de poser un geste héroïque, m’inspirait beaucoup. »
Ce « geste héroïque » survient lorsque monsieur Williams décide un jour de ne pas envoyer une requête prendre la poussière sur une pile. Au contraire, il se démènera afin que celle-ci, qui concerne la transformation coûteuse d’un terrain contaminé en parc pour enfants dans un quartier défavorisé, aboutisse.
« Je suis né durant cette période, et j’aurais très bien pu être l’un de ces enfants qui jouent dans ce parc », note Bill Nighy, qui révèle du même souffle que c’est là un autre des aspects du récit qui l’a séduit.
« De façon générale, ce n’est qu’une fois que j’ai complètement appris le texte que je me mets à chercher la voix du personnage, sa posture… J’aime que le personnage vienne à moi presque à mon insu. Dans ce cas-ci, cependant, je pense que si on s’était mis à tourner le jour même où j’ai reçu le scénario, je l’aurais joué de la même manière. Malgré les recherches et le travail que j’ai effectués, l’essentiel de Williams, ses idiosyncrasies, sa renaissance tardive… je crois que j’ai saisi tout ça d’emblée, intuitivement. »
Émotions complexes
Sachant cela, on ne s’étonnera pas de sentir tout au long une adéquation parfaite entre l’acteur et le rôle, adéquation patente également entre le scénariste et le récit.
« Le message d’Ikiru m’a accompagné ma vie durant, réitère Kazuo Ishiguro. Ce film a probablement influencé ma manière d’écrire mes romans. »
D’ailleurs, en première partie du film, Williams n’est pas sans rappeler Stevens, le protagoniste majordome du roman The Remains of the Day (Les vestiges du jour, gagnant du Booker Prize et devenu un film remarquable). Les deux personnages, qui sont présentés par l’entremise de professions consistant en une suite d’actions ritualisées, sont en apparence dénués d’émotion ou d’une vie à soi. À la différence que Williams, lui, sortira de sa torpeur existentielle.

« C’est vrai, opine Kazuo Ishiguro. J’ai toujours été intéressé par cette manière qu’ont les gens de se protéger dans certaines situations. Il y a cependant une différence fondamentale entre eux : Williams n’a pas toujours été ainsi. Il pleure sa femme décédée. Williams a connu l’amour, tandis que Stevens s’y éveille, mais trop tard… »
L’un renaît avant de mourir, alors que l’autre est comme mort de son vivant : deux faces d’une même médaille. En cela, Living s’inscrit du côté lumineux de l’oeuvre de Kazuo Ishiguro, à qui l’on doit aussi le roman Never Let Me Go (Auprès de moi toujours, et un autre excellent film).
« Nous vivons des temps difficiles, et je pense que ce film peut aider, un peu, confie Bill Nighy. Living parle d’humanité, de bienveillance, de compassion, d’imputabilité, de l’importance de s’ouvrir aux autres, de la nécessité de se concentrer sur ce qui nous unit plutôt que sur ce qui nous divise… Je me dis que lancer tout ça dans le monde ne peut pas faire de tort. J’ai le luxe, sur le tard, de pouvoir choisir mes projets. J’alterne les gros trucs, et les films plus petits dont le message me tient à coeur ; des films qui, j’espère, peuvent faire une différence, si minime soit-elle. »
Voilà qui rapproche encore l’acteur de monsieur Williams.
« Il y a davantage d’espoir dans notre film que dans celui de Kurosawa, qui était plus pessimiste », abonde Kazuo Ishiguro, qui conclut :
« Il est facile de tirer des larmes au public avec un certain type de matériau dramatique, sachant que les gens arrivent au cinéma tout disposés à pleurer. C’est en revanche plus ardu de susciter une réaction émotionnelle profonde lorsqu’on explore un sujet aussi complexe que la mortalité. Ici, la tristesse côtoie la joie, et ce personnage condamné triomphe à la fin, mais en solitaire : c’est doux-amer. Bref, émouvoir le public en lui présentant quelque chose de cet ordre, c’est compliqué. Mais quand on y arrive, et j’espère que nous y sommes arrivés, ça donne un film qu’on n’oublie pas, qui reste. »
Qu’il se rassure : tel est le cas.
Le film Living prend l’affiche le 13 janvier.