Darren Aronofsky dans le ventre de la baleine

L’industrie hollywoodienne peut être aussi généreuse que cruelle. Ainsi crée-t-elle des stars pour mieux, souvent, les déchoir. Il suffit de quelques échecs pour qu’une vedette adulée sombre dans l’oubli. Sauf qu’il est parfois des cinéastes qui se souviennent : retour professionnel et remontée au firmament pour l’étoile déchue… C’est ce qui arrive en ce moment à Brendan Fraser, idole des années 1990-2000, qui bouleverse dans le film The Whale (La baleine), de Darren Aronofsky, un magicien du come-back avec qui l’on s’est entretenu.
Tiré d’une pièce de Samuel D. Hunter, The Whale s’intéresse à Charlie, un professeur en deuil de son amoureux qui enterre sa peine — littéralement — sous un monceau de nourriture. Cela, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dans les derniers jours de ce lent suicide, Charlie souhaite régler certains dossiers existentiels, à commencer par sa relation conflictuelle avec sa fille adolescente.
« Nous vivons une époque incroyablement cynique, et le cynisme est une maladie qu’on attrape facilement, parce qu’on éprouve cette fausse certitude qu’il sera plus simple de vivre en se foutant de tout et de tout le monde », explique Darren Aronofsky lors d’une entrevue réalisée au Festival international du film de Toronto en septembre dernier.
« La COVID a contribué à nous séparer davantage. Et ce que j’aime de Charlie, même s’il a du mal à s’aimer lui-même, c’est qu’il est convaincu que les gens sont remplis d’amour et de compassion. Je ne pense pas qu’il y ait de meilleur message à lancer au monde en ce moment. »
Confinée à l’appartement de Charlie, l’intrigue le voit interagir avec divers personnages de passage. « Je savais qu’il me serait ardu de rendre cinématographique ce huis clos. Mais ça m’excitait. Les contraintes sont une réalité inhérente à mes projets, d’où ma conviction qu’une contrainte, c’est en fait une opportunité d’enrichir ma grammaire cinématographique. Ce dont je suis fier par rapport à ce film-ci, c’est qu’en visionnant le montage préliminaire, je n’ai pas ressenti de claustrophobie. La caméra a su capter les performances à mon sens fascinantes des interprètes. »

Parlant de performances, celle de Brendan Fraser est aussi épatante que le veut la rumeur. D’ailleurs, tout en se réjouissant de ce retour, on a souvent insisté sur le fait qu’il s’agit d’une composition dans un registre dramatique d’autant plus étonnant que l’acteur s’est autrefois distingué dans la comédie, l’aventure et l’action. Mais c’est là mal connaître la filmographie très diversifiée du principal intéressé, qui s’est déjà illustré dans le drame.
On songe ici à School Ties (Collège d’élite), en étudiant juif victime de l’antisémitisme de ses riches camarades, à The Passion of Darkly Noon (Étrange obsession), en rescapé de secte, et à Gods and Monsters, en jeune jardinier courtisé par le réalisateur sexagénaire de Frankenstein, James Whale.
Il est vrai, ceci dit, que dans The Whale, Fraser atteint un véritable état de grâce.
« Le plus grand défi pour moi consistait à trouver le bon acteur pour jouer Charlie, opine Darren Aronofsky. J’ai acquis les droits de la pièce il y a plus de dix ans, et j’ai beaucoup réfléchi à la question. J’ai rencontré tout un tas d’acteurs, connus et inconnus, mais aucun ne m’a ému. Puis, un jour, j’ai vu par hasard la bande-annonce d’un film brésilien dans lequel Brendan avait un rôle de soutien, et j’ai comme eu une illumination. C’était lui. Sam dépeint de si belle façon, et avec une telle précision, le personnage dans sa pièce et dans son scénario, que j’avais soudain l’impression, en voyant Brendan, de me trouver en présence de Charlie. C’était une évidence. »
Pour autant, le cinéaste devait s’assurer que l’acteur était à la hauteur, en plus de tenir à ce que Samuel D. Hunter donne son accord.
« J’ignorais si Brendan avait ça en lui ; s’il pouvait aller si loin, dans son jeu. Alors j’ai organisé une audition à New York avec Sam, et nous n’arrivions tout simplement pas à détacher les yeux de Brendan. »
Un retour après l’autre
Depuis la première du film à Venise, on a beaucoup commenté le fait que Brendan Fraser porte dans le film des prothèses et du maquillage conçus par le Québécois Adrien Morot, et dont le poids s’élève à 300 livres (le personnage en pèse 600). Or, le parcours de l’acteur, l’évolution de son corps en l’occurrence, rend l’artifice honnête.
Longtemps reconnue et admirée pour son physique d’athlète, la vedette de George of the Jungle (George de la jungle) et de la saga The Mummy(La momie) s’est surentraînée des années durant et s’est soumise à des cascades périlleuses qui ont fini par broyer son corps. Même sans les livres supplémentaires qu’il a confié avoir prises pour le rôle, l’embonpoint est sa nouvelle normalité.
Il y a donc, du fait de la présence de Fraser, un fascinant et poignant commentaire sur la tyrannie des apparences dans l’industrie à l’oeuvre en filigrane de The Whale.
C’est cependant le visage hyperexpressif de Brendan Fraser qui fait en sorte que la magie opère. Sans surprise, l’acteur est depuis des mois le favori dans la course à l’Oscar du meilleur interprète masculin.
À ce propos, lorsqu’on fait remarquer à Darren Aronofsky qu’après Ellen Burstyn dans Requiem for a Dream (Retour à Brooklyn), Mickey Rourke (voire Marisa Tomei) dans The Wrestler (Le lutteur), tous nommés aux Oscar, et maintenant Brendan Fraser dans The Whale, il n’a pas son pareil pour orchestrer des retours professionnels, le réalisateur sourit.
« Vous savez, ça se produit chaque fois de manière différente. Ce n’est jamais prémédité. Par exemple, Ellen était mon sixième choix pour Requiem : toutes les autres actrices ont refusé le rôle, et refusé de travailler avec le réalisateur à petit budget que j’étais. Ellen avait vu Pi, mon premier film à 20 000 $US, et a manifesté son désir de travailler avec moi : j’étais ravi et ébloui. Mickey, j’étais un admirateur, enfant… Je trouvais qu’il possédait un talent unique et qu’il méritait une deuxième chance. Brendan, quant à lui, j’avoue que je n’étais pas super familier avec ses films : c’était un instinct. »
Au sujet de l’acteur toujours, Darren Aronofsky conclut : « Pour être tout à fait franc, je n’avais aucune idée que Brendan était aimé à ce point. Les témoignages de solidarité et d’affection que j’ai vu passer depuis qu’on a commencé à écrire sur sa performance dans le film, c’est fou ! C’est fou, et c’est magnifique. »
Comme quoi, Charlie a peut-être raison de croire que l’humanité est remplie d’amour et de compassion.