«All the Beauty and the Bloodshed»: intime et engagé

La réalisatrice américaine Laura Poitras livre, avec ce long métrage sur l’illustre photographe Nan Goldin, son premier portrait d’artiste.
Photo: Jan Stürmann La réalisatrice américaine Laura Poitras livre, avec ce long métrage sur l’illustre photographe Nan Goldin, son premier portrait d’artiste.

Après avoir raflé le Lion d’Or à la Mostra de Venise en septembre — exceptionnel pour un documentaire — et être passé par le Festival international du film de Toronto (TIFF) la semaine suivante, le film All the Beauty and the Bloodshed, de Laura Poitras, est finalement présenté au Québec à deux reprises cette semaine dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).

La cinéaste américaine livre ici son premier portrait d’artiste. Elle y suit l’illustre photographe Nan Goldin, connue pour sa série intitulée The Ballad of Sexual Dependency, au fil de ses activités militantes contre la famille Sackler. Largement considérés comme responsables de la crise des opioïdes aux États-Unis, les Sackler possèdent entre autres la société Purdue Pharma, qui a conçu des antidouleurs controversés, comme l’oxycodone, à l’origine de nombreuses surdoses. Ils sont aussi de grands philanthropes dans le monde de l’art. Nan Goldin se bat encore afin que leurs noms soient retirés des musées, et que ceux de leurs victimes ne sombrent pas dans l’oubli.

Si Laura Poitras a surtout l’habitude d’effectuer de lourdes enquêtes quasi journalistiques — on lui doit notamment Citizenfour (2014) et My Country, My Country (2006) —, All the Beauty, très différent, n’en demeure pas moins politique. Le documentaire révèle le caractère intrinsèquement engagé de l’oeuvre de Goldin, de son travail photographique à son militantisme. Le Devoir a saisi l’occasion de la présentation du film aux RIDM pour en discuter avec la réalisatrice.

Qu’est-ce qui vous a menée sur les traces de Nan Goldin ? 

Lorsque Nan a créé son organisme PAIN [pour Prescription Addiction Intervention Now], qu’on voit dans le film, le groupe s’est vite engagé à documenter ce qu’il faisait. L’organisme a été fondé en 2017, et dès lors, ses membres ont commencé à filmer leurs activités. Avant d’embarquer dans le projet, je suivais déjà ce qu’il faisait, et je connaissais déjà Nan, je connaissais son travail. À distance, j’étais très enthousiaste à l’idée qu’elle utilise son pouvoir dans le monde de l’art pour exposer l’hypocrisie de la famille Sackler.

Un jour, on s’est rencontrées pour dîner, et elle m’a tout raconté. Elle m’a dit : « On a tout filmé. » Elle a ajouté qu’elle cherchait un producteur, qu’elle voulait impliquer plus de monde. Après cela, je n’ai pas arrêté d’y penser. Je suis devenue un peu obsédée et, plus tard, je lui ai dit : « Si jamais tu cherches quelqu’un à la réalisation… » On a eu une autre rencontre par la suite, et on a lancé le projet. J’étais un peu intimidée par elle, je voulais m’assurer que j’étais la bonne cinéaste pour le film, mais j’étais obsédée par l’idée et par son travail.

Photo: Entract Films Une image tirée du documentaire «All the beauty in the bloodshed»

Le sujet principal du film demeure le militantisme de Nan Goldin contre la famille Sackler, mais il aborde quand même l’entièreté de son oeuvre avec un regard historique et philosophique. Comment est-ce que cette approche s’est imposée, et qu’est-ce qui vous attirait dans son travail ? 

Le fait de parler de son travail dans le film est arrivé naturellement. À la fois le processus de production du film et l’histoire de Nan m’ont amenée à traiter de tous ces sujets, parce que toute son oeuvre est politique. Son travail est révolutionnaire. Elle a créé un nouveau langage photographique, en présentant ses créations dans des événements de diaporamas (slideshows), avec de la musique. Il y avait énormément d’intimité dans la relation entre elle, en tant que photographe, et ses sujets, qui étaient ses amis ou ses amants. Cette intimité était, en soi, révolutionnaire.

C’est donc l’intimité de son travail qui m’attirait, mais aussi sa bravoure, comment elle a osé montrer le monde en rejetant le statu quo, en célébrant des personnes marginales ou queers. Elle a créé tout un nouveau vocabulaire grâce auquel des gens pouvaient se reconnaître [pour la première fois] dans un monde qui les force, normalement, à se conformer.

Ce film est unique dans votre filmographie. Comment avez-vous vécu l’expérience de filmer l’art comme sujet pour la première fois ? 

Dès que tu fais un film, tu l’inscris nécessairement dans un genre lié à son sujet. Je me disais qu’il y avait beaucoup de films sur des gens célèbres, et que je devais ajouter quelque chose [de plus] à ce « genre ». Je ne voulais pas faire un film seulement sur une personne, mais plutôt sur les plus vastes questions politiques qui l’entourent. J’étais à fond dans l’idée, et j’avais besoin de ressentir que Nan pourrait l’être aussi. Le projet a donc été très collaboratif.

J’étais vraiment enthousiaste à l’idée de travailler avec quelqu’un dont je respecte énormément le travail. Si Nan n’avait pas cru au film, je n’aurais pas voulu qu’on le sorte. C’est un film qui se veut très sincère.

Les photographes ont la réputation de ne pas toujours être à l’aise devant la caméra. Comment avez-vous mérité la confiance de Nan Goldin afin de réaliser un portrait aussi intime ? 

J’ai assurément mérité sa confiance, c’est ce que je devais faire. En tant que réalisatrice, j’avais le « final cut », mais on s’est mises d’accord sur le fait que si elle voulait ajouter (ou enlever) un élément particulièrement intime au montage, par exemple, elle pourrait le faire. De plus, toutes les entrevues que j’ai faites avec elle étaient exclusivement audio. Ça a beaucoup aidé à ce qu’elle se livre intimement. Nous n’étions qu’elle et moi lors des entrevues, et elles étaient très puissantes.

 

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