«Chien blanc»: métaphore d’un monde à changer

Los Angeles, 1968. Le révérend Martin Luther King Jr. a été assassiné, et la communauté noire — en douleur et en colère, à raison — a pris les rues d’assaut. Impliquée auprès des Black Panthers, l’actrice Jean Seberg manifeste également. Dans leur villa, son conjoint, Romain Gary, écrivain célèbre, vient de recueillir un chien errant. Docile et affectueux avec les membres de la maisonnée, voici que l’animal attaque un invité, qui est noir : de fait, il s’agit d’un « chien blanc », c’est-à-dire un chien dressé pour attaquer les personnes noires. Parce qu’il a besoin de croire que le monde peut changer, Romain Gary confiera la bête à Keys, un dresseur noir doué.
Ce chien, qui est à la fois monstrueux et innocent, en cela qu’il est l’invention impuissante d’individus blancs racistes, inspira à Romain Gary le récit autobiographique Chien blanc, qu’a adapté Anaïs Barbeau-Lavalette (La déesse des mouches à feu). En entrevue dans le cadre de la première qui aura lieu mercredi à Cinemania, la cinéaste québécoise évoque ses doutes face au projet, face au sujet, tandis que l’acteur français Denis Ménochet confie pour sa part sa terreur à l’idée d’incarner l’illustre écrivain, seul double lauréat du prix Goncourt (pour Les racines du ciel et, sous le pseudonyme Émile Ajar, pour La vie devant soi).
Il est immense, ce personnage : je n’ai pas l’impression d’avoir réussi à en faire le tour.
« Tout ça, c’est étrangement grâce à ma grand-mère [la peintre et poète Suzanne Meloche], la protagoniste de mon livre La femme qui fuit, que je n’ai jamais connue », explique Anaïs Barbeau-Lavalette.
À Paris avec son roman primé pour un événement littéraire où étaient présentes diverses maisons d’édition hexagonales, l’autrice et réalisatrice se glissa jusqu’au kiosque de Gallimard…
« Je suis allée vers madame Gallimard et lui ai dit combien j’aimais Chien blanc, profondément… »
Peu après, Anaïs Barbeau-Lavalette reçut un accueil favorable de la part de Gallimard, mais apprit que les droits de Chien blanc appartenaient à Diego Gary, le fils de Jean Seberg et Romain Gary, et que celui-ci vivait en réclusion en Espagne. Qu’à cela ne tienne, profitant de la parution là-bas de La femme qui fuit, Anaïs Barbeau-Lavalette alla frapper à la porte de Diego Gary.
« Je me trouvais en face du sosie de Romain Gary. C’était troublant. »
S’ensuivit une conversation qui occupa tout un après-midi, au terme duquel le maître de céans donna sa bénédiction à la cinéaste.
« En discutant, on s’est en outre rendu compte que Suzanne Meloche et Jean Seberg s’étaient peut-être croisées : les dates et les cercles de militance concordaient, et il n’y avait alors pas tant de femmes blanches dans ces cercles-là. »
Idéalisme et sincérité
Le fait que Diego Gary ait donné son accord soulagea d’autant plus la réalisatrice que sa première lecture de Chien blanc et sa passion immédiate pour l’ouvrage remontaient à 2011 environ.
« J’adore Romain Gary depuis bien avant ça, mais Chien blanc, ce n’est pas son roman qu’on lit le plus. Il est un peu en orbite, entre le récit et l’essai philosophique. Valérie Beaugrand-Champagne, qui plus tard a écrit le scénario du film avec moi, me l’a mis entre les mains pendant que je tournais Inch’Allah. Elle percevait des résonances entre les deux histoires. Et c’est vrai. Dans Inch’Allah, il y a cette docteure québécoise [Évelyne Brochu] qui s’en va se mettre les pieds dans le conflit israélo-palestinien. Dans Chien blanc, on a ces deux Blancs privilégiés qui sont avalés et bouleversés par un conflit qui n’est pas le leur. Ont-ils le droit d’y prendre part ? Ils décideront d’y prendre part, chacun à sa façon, avec maladresse, mais avec beaucoup d’idéalisme et de sincérité. »
Or, justement, en s’attaquant au problème du racisme en tant que cinéaste blanche, Anaïs Barbeau-Lavalette, qui possède l’idéalisme, la sincérité, mais pas la maladresse des personnages, arguera-t-on, craignait-elle un effet de ressac ? Ici, on songe à cette scène poignante du film lorsque, à l’enterrement de sa fille, une mère noire lance à Jean Seberg : « Nous n’avons pas grand-chose : laisse-nous notre lutte. »
« Il y a effectivement une mise en abyme, opine la réalisatrice. Ce film impliquait une prise de risque, que j’assume. Je savais qu’en y allant, à notre époque, je m’aventurais dans une zone de risques. Mais le fait est que Romain Gary est blanc. C’est un livre écrit par un Blanc, et pour moi, le questionnement central de Chien blanc est le questionnement d’un Blanc privilégié qui se demande comment être un bon allié. L’idée était de tourner le miroir vers le public blanc : parce que c’est un film qui s’adresse d’abord à un public blanc. Car je ne pense pas qu’on se rende encore bien compte de ça, du privilège blanc. »
D’ajouter la cinéaste, il est une réplique similaire dans Inch’Allah : « Un personnage israélien la lançait au personnage joué par Évelyne Brochu. Donc, oui, ça m’habite, ce questionnement-là. »
Tout au long du processus, Anaïs Barbeau-Lavalette précise avoir pu compter sur Maryse Legagneur et Wiel Prosper pour la conseiller. « Ce sont deux cinéastes afro-descendants : ils connaissent le métier, alors ils n’étaient pas là pour moraliser le propos, mais me signalaient mes angles morts. Tel personnage qui est un archétype, par exemple… J’ai énormément appris. »
Éblouissant Denis Ménochet
Évidemment, une bonne partie de la réussite du film dépendait du choix de l’acteur qui camperait Romain Gary. Avec Denis Ménochet, inoubliable dans Jusqu’à la garde et Grâce à Dieu, Anaïs Barbeau-Lavalette a eu la main heureuse : l’acteur est éblouissant.

« J’étais terrifié à la perspective de jouer Romain Gary. Encore aujourd’hui, il constitue une énigme à mes yeux : il avait plusieurs visages. C’était un peu un Sphinx. Il a eu plusieurs vies, plusieurs styles d’écriture, plusieurs noms, même. J’ai l’impression qu’il avait une personnalité publique très forte, mais que, dans la vie privée, c’était autre chose, un mystère… »
Selon Denis Ménochet, la vérité passe par la sincérité, un mot qui revient, tiens.
« Il faut être le plus sincère possible, oui, et vivre pleinement les circonstances de l’histoire, sans chercher à imiter, et y aller vraiment avec son coeur. »
Entre la prestance en public et l’air plus introspectif en privé, son Romain Gary convainc.
« Il est immense, ce personnage : je n’ai pas l’impression d’avoir réussi à en faire le tour, poursuit le comédien. Je pouvais compter sur quantité d’archives, d’entrevues, de photos, mais hormis qu’il n’était surtout pas question de l’imiter, c’était son intimité qui revenait sans cesse, et donc cette énigme. »
Loin d’être embêtante pour Denis Ménochet, cette « énigme », ou ce « mystère », représentait au contraire un espace de liberté bienvenu.
« Et tout cela sous l’oeil d’Anaïs, que je décris comme un « coeur à pleins poumons, », dit-il.
Une aventure ardue
De l’aveu de cette dernière, Chien blanc fut une aventure ardue.
« C’est le film le plus difficile que j’ai fait de ma vie : le sujet, la COVID, l’ampleur de la proposition… »
À tel point qu’elle se demanda si elle poursuivrait sa carrière de cinéaste — que l’on se rassure, elle entend tourner à nouveau.
« J’ai eu peur que ce soit un trop gros risque. J’ai eu peur de blesser. Parce qu’on vit une drôle d’époque : peut-on nommer ou vaut-il mieux ne pas nommer ? J’ai beaucoup consulté la communauté afro-descendante. Sauf que ça reste un sujet sacré, donc fragilisant… Tout ce que je souhaite, c’est que le film ouvre un dialogue. De part et d’autre, j’ai l’impression qu’il y a ce désir, mais qu’on continue d’avancer en parallèle, par peur : d’un côté, peur de blesser, comme je le disais, et de l’autre, peur de se faire voler une prise de parole. Mais je sens une volonté des deux côtés de se rencontrer, de brasser les choses et d’enfin passer à l’étape d’après. »
Le film Chien blanc sera projeté les 2 et 3 novembre à Cinemania et prendra l’affiche le 9 novembre. Denis Ménochet est présent également à Cinemania dans les films Peter Von Kant, de François Ozon, les 3 et 4 novembre, et As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen, les 3 et 6 novembre.