«Tár»: un film comme un mème

Cate Blanchett dans le rôle de Lydia Tár dans le film «Tár»
Focus Features Cate Blanchett dans le rôle de Lydia Tár dans le film «Tár»

Ces temps-ci, on revient sur les cinq ans du mouvement #MeToo /#MoiAussi : on mesure le chemin parcouru et celui qu’il reste à faire. En cinéma, des hommes puissants ou longtemps adulés, comme Harvey Weinstein, Roman Polanski ou Woody Allen, sont tombés pour de bon, avec ou sans procès, et avec toutes les questions que cela suscite. Selon le point de vue, on défend ou dénonce cette culture de l’annulation, ou cancel culture.

Avec son film Tár (V.F.), son premier en plus de quinze ans, Todd Field se penche sur le sujet et offre, ce faisant, à Cate Blanchett une partition formidable de cheffe d’orchestre rattrapée par des scandales sexuels.

Après la première du film à Venise, le réalisateur, scénariste et, dans une ancienne vie, critique Paul Schrader écrivait à propos de Tár :

« Pendant deux heures, [le film] est féroce, audacieux et perspicace, au fait à la fois des entreprises musicales corporatistes et des subtilités liées à la production de grande musique, et dominé par une performance fascinante de Cate Blanchett. Puis, au cours des trente dernières minutes, [le film] sombre dans la médiocrité et le simplisme. »

On est assez d’accord, surtout en ce qui a trait à la performance extraordinaire de Cate Blanchett, Prix d’interprétation à la Mostra, quoiqu’on précisera respectueusement que les problèmes arrivent bien avant la demi-heure finale.

Brillamment réalisé, vraiment, par l’auteur des estimés In the Bedroom (Sans issue) et Little Children (Les enfants de choeur), le film a pour protagoniste Lydia Tár. Ouvertement lesbienne, mariée et mère d’une adorable petite fille, elle dirige le mythique Orchestre philharmonique de Berlin, où sa conjointe, Sharon, est premier violon.

La séquence d’ouverture présente Lydia au faîte de sa gloire lors d’une captivante « leçon de maître » animée par un journaliste limite complaisant devant l’immense star de la musique classique. Lydia est érudite et passionnée, mais d’emblée, elle fournit quelques réponses étonnantes. Par exemple, elle estime n’avoir jamais fait face à du sexisme dans son parcours, et la profession de chef d’orchestre n’est plus, selon elle, une chasse gardée masculine.

À tel point que, peu après, elle propose qu’un programme qu’elle a autrefois créé afin de favoriser la venue de femmes à ce poste soit désormais ouvert aux hommes, l’équité étant apparemment atteinte.

Bref, Lydia vit à l’évidence dans une bulle privilégiée.

L’hypocrisie woke

Or, découvre-t-on, il y a plus problématique. Car il est vite suggéré, puis établi, que Lydia manipule et séduit (« groom ») les jeunes femmes dont elle se fait la mentore, puis couche avec elles. Elle peut en outre se montrer vindicative en bloquant l’accès au milieu à certaines d’entre elles. Pensez à Harvey Weinstein se vengeant d’Ashley Judd en décourageant des réalisateurs de l’embaucher, dont Peter Jackson qui songeait à elle pour sa saga The Lord of the Rings (Le seigneur des anneaux).

Difficile, à cet égard, de ne pas percevoir l’univers de la musique classique dépeint ici comme un miroir du monde du cinéma. Ainsi, lorsque sont mentionnés les chefs d’orchestre James Levine et Charles Dutoit, tombés en disgrâce dans la foulée d’allégations d’inconduites et d’agressions sexuelles, on devine Todd Field réfléchissant au sort réservé aux déjà nommés Roman Polanski et Woody Allen.

L’ennui avec Tár, qui raconte « l’annulation » d’une femme lesbienne après que ses turpitudes ont été rendues publiques, c’est que le film transpire la mauvaise foi. « Si on annule des hommes hétérosexuels, le jour viendra où on annulera des femmes lesbiennes », semble arguer Todd Field. Soit. Cela étant, le nombre de femmes lesbiennes, ou hétérosexuelles pour le compte, occupant des fonctions de pouvoir et de prestige demeure, sauf erreur, largement inférieur à celui des hommes (pourquoi ne pas lire ou relire Le boys club, de Martine Delvaux, tiens ?). D’où ce constat de mauvaise foi.

Cette impression se voit renforcée lors d’un cours donné par Lydia où, sous couvert d’indulgence, elle se moque avec condescendance d’un étudiant (noir) qui affirme ne pas aimer Bach à cause de sa misogynie. Et Lydia de remarquer qu’à ce compte-là, on ne pourrait plus rien jouer (ou lire, ou regarder) en y allant d’exemples parlants. Plus tard apparaît en ligne un montage grossier de l’épisode qui fait passer Lydia pour une raciste et une antisémite.

À dessein, ledit montage fait fi de la sortie de l’étudiant, qui, lui si prompt à dénoncer la misogynie, balance à Lydia : « fucking bitch ». Ah, l’hypocrisie woke… De-ci de-là, on se demande si on ne serait pas en train de tomber dans le piège du procès d’intention, puis voici qu’une telle scène survient.

Là encore, la mauvaise foi de Todd Field, ou le simplisme de sa démonstration pour reprendre le terme de Paul Schrader, laisse pantois. Alors que le côté réactionnaire du film émerge, sa dimension démagogique se précise. 

Textos à l’appui, le film laisse entendre que la plus récente « cible » de Lydia était non seulement consciente des manoeuvres de sa cheffe, mais était, avant la chute de cette dernière, complaisante. Beurk.

Un peu de mecsplications

 

Au bout d’un assez court moment, on se surprend à penser à ce fameux mème ironique, très populaire durant les diverses vagues de dénonciations #MeToo (et pendant la montée du mouvement Black Lives Matter), qui visait à désamorcer le travail de sape des trolls masculins déguisés en « avocats du diable ». On y voit un jeune homme blanc à la mine baveuse déclarer, avec un sens irréprochable de la formule, qu’il n’est pas concerné par la discussion, mais qu’il aime épuiser celles et ceux qui le sont, cela, afin de maintenir un statu quo qui l’avantage. Cela résume parfaitement Tár, l’ironie en moins.

On touche le fond lorsque, signe que la déchéance est atteinte, Lydia — née Linda — se réfugie brièvement dans la maison de son enfance (restée inexplicablement figée dans les années 1980). Lorsqu’il rentre de travailler, son frère, l’allure ouvrière, lui balance : « Comment crois-tu savoir où aller quand tu ne sais même plus d’où tu viens ? »

Que deviendrait-on sans la sagesse d’un homme simple venu mecspliquer la vie aux femmes trop instruites ? Aussi virtuose que soit son orchestration, cette symphonie-là fait l’effet d’ongles sur un tableau.

Tár (V.O. et V.F.)

★★ 1/2

Drame de Todd Field. Avec Cate Blanchett, Nina Hoss, NoémieMerlant, Sophie Kauer, Mark Strong.États-Unis, Allemagne, 158 minutes. En salle.

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