«Le charme discret de la bourgeoisie»: un appétit pour le surréalisme

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
Six amis nantis essaient sans succès de se réunir autour d’un repas : difficile d’imaginer prétexte plus mince pour un film. Et pourtant ! Non sans génie, Luis Buñuel construisit tout un film autour de ce point de départ, offrant ce faisant l’un de ses meilleurs crus : Le charme discret de la bourgeoisie, sorti il y a 50 ans, en septembre 1972. Retour sur un chef-d’oeuvre de surréalisme, d’onirisme et de satire, qui n’a pas pris une ride.
Il faut savoir que Le charme discret de la bourgeoisie, tout comme Le fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir qui le suivirent, faillit ne jamais voir le jour. En effet, en 1970, Luis Buñuel annonça — dans la foulée de la sortie de Tristana, où il retrouvait Catherine Deneuve trois ans après le triomphe international de Belle de jour — avoir décidé de se retirer. La raison ? Le cinéaste d’origine espagnole, naturalisé mexicain, avait désormais l’impression de se répéter.
Justement, le motif de la répétition était depuis longtemps l’une de ses obsessions cinématographiques… Avec son ami et partenaire d’écriture Jean-Claude Carrière, il entreprit la rédaction d’un scénario où ledit motif serait le moteur.
« Buñuel avait un seul mot-clé pour le film : une répétition. Une action qui se répéterait », confirmait feu Jean-Claude Carrière dans une entrevue produite pour l’édition anniversaire 4K du film. Hélas, malgré leur enthousiasme, les deux hommes aboutirent vite dans un cul-de-sac narratif. Ils étaient sur le point de renoncer, lorsque leur producteur Serge Silberman, dépité comme eux, leur raconta une anecdote qui changea tout.
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Tous les textes de la série «A posteriori le cinéma»Quelques semaines plus tôt, Silberman avait croisé à Paris deux autres producteurs de sa connaissance. Spontanément, il les invita à souper le mardi suivant en oubliant qu’il serait à Londres à ce moment-là. Au jour dit, les deux visiteurs se présentèrent chez leur hôte, où leur ouvrit une Mme Silberman stupéfaite, confuse et déjà en robe de nuit.
« Buñuel et moi nous sommes regardés et nous sommes dit que c’était un début de film fantastique, se souvenait Jean-Claude Carrière dans le même entretien. L’idée que des gens essaient de manger ensemble, mais ne le peuvent pas, ça n’avait jamais été fait […] Nous avons recommencé ainsi, à partir d’une histoire vraie. »
Insolence et assurance
L’anecdote inspira la séquence d’ouverture du film, alors que Fernando Rey, Delphine Seyrig, Bulle Ogier et Paul Frankeur débarquent en tenue de soirée chez une Stéphane Audran prête à se coucher (Jean-Pierre Cassel joue le mari absent). Rien n’étant prêt, le groupe se rend dans une auberge voisine réputée pour sa bonne table.
L’endroit est désert, mais ouvert, les rassure-t-on. Tous s’attablent, quand soudain, des pleurs s’élèvent : dans une salle connexe, on veille le propriétaire des lieux, qui vient de décéder. Hop ! La cohorte repart, l’appétit coupé.
De quiproquos en contretemps des plus abracadabrants, car de moins en moins ancrés dans le réel, chaque tentative se solde par un échec en une escalade mémorable. Par exemple, lorsqu’ils parviennent enfin à se réunir autour d’une même table, les protagonistes constatent avec effroi qu’ils sont en fait sur une scène, vedettes à leur insu d’un boulevard dont ils n’ont pas appris le texte.
Comme l’analysait le critique Adrian Martin dans un essai de 2021 publié par Criterion : « Plus ce dispositif narratif tout simple se répète, plus il fait paraître l’action ostensiblement absurde et onirique. Pendant ce temps, alors que la façade polie de normalité se fissure lentement, d’autres désirs humains, hormis le besoin de nourriture, s’imposent progressivement, prenant le dessus sur le récit : des actes de sexe impulsifs et un meurtre tout aussi impulsif, par exemple. Le film devient de plus en plus outrancier, scandaleux, voire blasphématoire, tout en demeurant en surface parfaitement calme et maîtrisé. Cette combinaison était une spécialité de Buñuel, réalisée ici avec une insolence et une assurance renouvelées. »
Et c’est sans parler de la technique différente, en cela qu’elle se bonifiait ici de plans-séquences, de zooms et de travellings, une première chez Buñuel, jusque-là davantage épris de plans fixes. Bref, après s’être considéré comme essoufflé, Buñuel trouvait un second souffle.
De poursuivre Martin, admiratif : « Le charme discret est un film qui ne cesse de se déconstruire tout en se construisant. C’est pourquoi les spectateurs ont tant de mal à conserver dans leur mémoire une image nette du film, et pourquoi un visionnement subséquent permet toujours de découvrir ce qui a pu passer sous le radar perceptif la fois précédente. Dans sa manière unique, éblouissante et délicieuse, Le charme discret réussit à être ce type d’objet impossible que peu d’artistes réussissent à livrer : un film kaléidoscopique constitué d’épisodes ouverts, de détails et de fragments qui est néanmoins un envoûtant tout unifié. »
Acerbe et en colère
Le film fut en l’occurrence très bien reçu, tant par le public que par la critique, et remporta l’Oscar du meilleur film étranger. À l’époque, Jacques Lourcelles le qualifia dans Présence du cinéma de : « Vaudeville fantastique et métaphysique […] Un récit à tiroirs où l’imaginaire des personnages et leur réalité sociale s’imbriquent de manière à susciter constamment la stupéfaction, le rire et la complicité du spectateur. »
Comme dans plusieurs de ses films, Buñuel joue de contrastes et d’oppositions à des fins humoristiques, ramenant par exemple constamment le thème de la mort (avec de saisissants revenants ensanglantés) dans des scènes où il est question de nourriture, de vie. Cible de prédilection, le clergé en prend pour son rhume, avec le personnage de l’évêque, qui est également le jardinier d’un des couples bourgeois, ou l’Église au service des riches.
Certes, les protagonistes possèdent le charme du titre, mais ils sont hypocrites, fourbes, paresseux, malhonnêtes, voire criminels… Un portrait peu reluisant, mais combien suave. Parmi les meilleurs coups de Buñuel, on signalera la présence de Stéphane Audran, alors épouse et muse de Claude Chabrol, cinéaste pourfendeur de bourgeois s’il en fut. La vedette de La femme infidèle, de Juste avant la nuit et des Noces rouges avait pour le compte partagé l’affiche dans La rupture, toujours de Chabrol, avec celui qui joue son mari dans Le charme discret de la bourgeoisie, Jean-Pierre Cassel.
Or, si le style plutôt fantaisiste de Buñuel est en apparence aux antipodes de la causticité de Chabrol, sous la surface, les deux cinéastes se rejoignent. Comme le résume Andrew Taylor dans une analyse anniversaire du Charme discret de la bourgeoisie parue récemment sur Collider : « Le titre laisse présager une comédie de moeurs sans prétention, mais le film se révèle acerbe et en colère. La désignation des personnages principaux en tant que “bourgeois” peut sembler désuète, mais leur égoïsme et leur arrogance ne sont que trop familiers — nous les connaissons à présent sous d’autres noms. »
Le qualificatif manquant
Un mot, enfin, sur le titre, peut-être l’un des plus inspirés de l’histoire du cinéma. Après deux ans de travail sur le scénario, un record pour eux, Buñuel et Carrière ne parvenaient pas à le trouver. Ils convinrent donc d’en imaginer chacun une dizaine, puis de choisir celui qui les satisferait tous deux.
Après que Carrière eut fait chou blanc avec les siens, Buñuel suggéra Le charme de la bourgeoisie. Carrière ne dit pas non, mais fit remarquer qu’il manquait un qualificatif à « charme ». Il proposa « discret ». Joie !
Désireux de célébrer cette trouvaille, Buñuel et Carrière s’attablèrent dans une auberge… déserte. Déjà-vu ? Arrivant à leur hauteur, un maître d’hôtel à la mine grave leur apprit alors : « De Gaulle est mort. » Non, feu le général n’était pas exposé dans la pièce d’à côté, mais l’épisode n’en évoquait pas moins avec force l’étrangeté paradoxale de la scène de l’auberge dans leur scénario. Ainsi, avant même le tournage du film, la réalité rattrapait la « surréalité ».