«Chère Audrey», une histoire d’amour et de deuil

Dans la maison du cinéaste Martin Duckworth, sur la rue Jeanne-Mance à Montréal, sa défunte femme Audrey est omniprésente. Sur une corde suspendue en travers du salon sont accrochées toutes les cartes de condoléances envoyées par leurs amis à son décès, et au mur, des dessins que des enfants lui ont faits.
« Les meubles viennent de sa famille, les ustensiles aussi », dit le cinéaste. Martin Duckworth et sa femme Audrey sont au coeur du documentaire Chère Audrey, de Jeremiah Hayes, qui sort en salle le 19 août au Québec.
Dans ce film, Jeremiah Hayes s’est intéressé aux années au cours desquelles Audrey Schirmer a été affligée de la maladie d’Alzheimer, alors que Martin Duckworth assure auprès d’elle le rôle d’aidant naturel. On y rencontre aussi l’une des filles du couple, Jacqueline, autiste, qui perd du même souffle sa proche aidante.
« Je n’ai pris aucune décision au sujet du film, précise Martin Duckworth. Mais j’ai mis Jeremiah au courant de tout ce qui se passait dans ma vie. »
Accepter la mort, revenir à la vie
À la fois très triste et très touchant, Chère Audrey aborde de front des réalités que la plupart d’entre nous n’osent pas regarder en face, à travers l’inéluctable déclin d’une femme forte et dévouée, d’une figure aimée.
Alors que sa femme perd d’abord le sens de l’orientation et la mémoire, puis la parole, Martin Duckworth revisite sa propre histoire comme pour y trouver un sens.

Cinéaste engagé pour la paix, qui a tourné des films autour du globe, Martin Duckworth a rencontré Audrey Schirmer, également photographe, à l’occasion de la guerre du Vietnam. « J’ai été impressionné par ses positions politiques », se souvient-il dans le film. Mais au-delà de sa carrière professionnelle, il aborde ici l’échec de ses mariages précédents, et l’importance de ses sept enfants, dont trois sont les enfants d’Audrey.
Il revient sur sa naissance, sur le militantisme de sa mère féministe, mais aussi sur un grave accident qui a failli lui coûter la vie et qui lui a fait vivre une sorte d’expérience de mort imminente. « C’est à cause de cet accident-là que j’ai perdu ma peur de la mort, que je l’ai acceptée comme un aspect important de la vie », relate-t-il. Cette expérience lui a ensuite, dit-il, permis de mieux s’adapter à la mort de ses parents et de sa femme Audrey. « Revenir à la vie, c’est une expérience tellement belle », résume-t-il.
« Je fais toujours des films sur des sujets difficiles, qui regardent des problèmes majeurs, et qui cherchent des solutions. Le but de faire un film, c’est de participer avec le sujet, de partager les difficultés, de faire un voyage en cherchant une sortie. J’ai réalisé bien des films dans ma carrière, et dans tous les cas, il s’agit de films où les personnages sont engagés à la recherche de solution », dit Martin Duckworth en entrevue avec Le Devoir.
L’aimer un peu plus chaque jour
Mais quelle solution devant la maladie qui avance lentement, mais sûrement, emportant avec elle l’âme de l’être aimé ?
Au fil des jours, des mois et des ans, Martin Duckworth découvre qu’il aime sa femme toujours davantage.
« La maladie m’a fait réaliser à quel point elle était importante pour moi », dit-il. Aussi, le film ne manque pas de souligner le travail de photographe engagée d’Audrey Schirmer, qui a cependant dû l’abandonner et changer de carrière pour s’occuper davantage de sa fille handicapée. Au sujet de Jacqueline, qui hésite d’abord à aller voir sa mère dans sa résidence ultime, Martin Duckworth dit « elle a mis du temps à comprendre qu’il n’y avait pas seulement elle qui avait besoin d’Audrey, mais qu’Audrey avait besoin d’elle ».
Pour moi, cela a été très difficile de perdre mon amour, sur une période de cinq ou six ans, de perdre mon amour, ma compagne
D’Audrey et de la maladie d’Alzheimer, il dit en entrevue : « Elle a souffert quand elle a appris qu’elle ne pouvait plus avoir de permis de conduire, qu’elle ne pouvait plus conduire. Ça a été le plus dur pour elle, cela l’a rendue consciente qu’elle était gravement malade. C’était le seul aspect négatif de son expérience à elle. Elle a continué à accepter la vie comme elle l’a toujours fait. »
La souffrance de la perte, dans ce cas en particulier, ce sont davantage les proches qui la vivent. « Pour moi, cela a été très difficile de perdre mon amour, sur une période de cinq ou six ans, de perdre mon amour, ma compagne. » Jusqu’à la fin de la vie de sa femme, Martin Duckworth a passé le plus de temps possible en sa compagnie, dans la résidence où elle a dû déménager après avoir fait une grave chute. Avec le temps, ce sont les caresses qui remplacent les mots. Jusqu’à la fin.
Lente disparition
Aucune des scènes de Chère Audrey n’est à proprement dit ardue à regarder. Pourtant, chaque petite perte entraînée par la maladie d’Alzheimer, sur une période de plusieurs années, en fait une réflexion sur le deuil et la disparition, ces expériences douloureuses de la vie humaine. Cette disparition, c’est celle d’Audrey Schirmer, conjointe de Martin Duckworth et mère de trois de ses enfants, dont la maladie mine graduellement la présence jusqu’à l’emporter, à 77 ans. Les effets de la maladie, c’est dans le quotidien que le cinéaste Jeremiah Hayes les traque, tout en traçant, par la même occasion, le portrait du cinéaste Martin Duckworth, celui qui s’occupe de sa femme, celui qui reste, celui qui l’aime. Cette vie qu’Audrey Schirmer ne peut plus raconter, c’est Martin Duckworth, aujourd’hui âgé de 89 ans, qui la relate, à travers sa propre expérience. Rencontrée après l’échec de deux mariages, Audrey Schirmer apparaît dans sa vie comme un roc, alors qu’il court le monde pour tourner des documentaires. En filigrane, on sent le dévouement dont Audrey Schirmer a fait preuve pour s’occuper de sa fille Jacqueline, qui est autiste. De cette fille devenue femme, on sent l’énergie débordante, et on devine les défis que son état a pu poser. C’est ainsi que derrière le lustre de la carrière de cinéaste de son mari, c’est le destin d’Audrey Schirmer, photographe comme lui, sans doute plus effacée, mais essentielle, qui se dessine. À travers cette touchante histoire d’amour, la seule façon pour Martin Duckworth d’aborder cette troublante disparition, c’est la mort elle-même, cette compagne de la vie, qu’on apprend à apprivoiser.