«Maria Chapdelaine»: Maria et la somme de ses choix

L’écran de cinéma est-il le miroir de l’âme des cinéastes ou des spectateurs ? Sans doute un peu des deux. Dans le cadre de la série estivale En thérapie : le cinéma québécois, Le Devoir donne l’occasion à huit psychologues de se prêter au jeu de la séance thérapeutique, avec pour patient un film d’ici de leur choix. Cette semaine, Maria Chapdelaine (2021), de Sébastien Pilote, quatrième adaptation cinématographique du célèbre roman du journaliste français Louis Hémon, publié au Québec en 1916, et assurément l’une des plus émouvantes et des plus respectueuses de cette oeuvre incontournable.
Au pays de Québec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer », peut-on lire dans Maria Chapdelaine, qui deviendra un véritable succès de librairie des deux côtés de l’Atlantique, succès dont n’a jamais profité son auteur, frappé mortellement par une locomotive sur une voie ferrée en Ontario en 1913. Considéré parfois comme un dilemme amoureux entre Maria, jeune fille de Péribonka, au Lac-Saint-Jean, et trois hommes au tempérament fort différent, le livre est surtout un portrait implacable du quotidien de paysans qui défrichaient une terre ingrate au début du XXe siècle.
Des actrices très connues ont prêté leurs traits à cette héroïne : Madeleine Renaud dans la version de Julien Duvivier en 1934 ; Michèle Morgan dans celle de Marc Allégret en 1950 ; Carole Laure pour sa dernière collaboration avec Gilles Carle dans une production destinée à la fois au cinéma et à la télévision en 1983. Le choix de SaraMontpetit en dit déjà beaucoup sur la vision du réalisateur, qui opte — enfin ! — pour une actrice en phase avec l’âge du personnage, offrant aussi une vision méditative de cet univers à la fois rude et envoûtant, doublé d’une connaissance fine des paysages, Sébastien Pilote étant natif de la région. On retrouve aussi la grande sensibilité de celui qui a signé Le vendeur (2011), Le démantèlement (2013) et La disparition des lucioles (2018), des récits où les personnages affrontent leur destin avec autant d’humilité que de noblesse, celle du coeur.
Cette relecture somptueuse est revisitée par le psychologue et psychanalyste Marcel Gaumond, animateur pendant 25 ans des Rencontres du Ciné-Psy tenues au cinéma Le Clap, à Québec, et auteur de plusieurs ouvrages, dont Le cinéma au XXIe siècle. Des hommes et des femmes à la recherche de leur âme perdue (L’Instant même) et L’espace sacré de la relation thérapeutique.
Comment expliquez-vous cette fascination, depuis maintenant un siècle, pour Maria Chapdelaine ? Peu de livres québécois peuvent se vanter d’autant d’adaptations au cinéma.
Avec le personnage de Maria, de même que ses parents, nous sommes face à des figures mythiques. Les mythes, les contes et les légendes traversent le temps, parce qu’ils contiennent un enseignement important. Prenez par exemple les douze travaux d’Hercule : nettoyer les écuries d’Augias en détournant un fleuve… ben voyons donc ! Or, dans la vie — comme pour les personnages du roman de Louis Hémon —, nous faisons face à des épreuves comparables à celles d’Hercule, et cela exige des efforts comparables pour s’en sortir.
Qu’avez-vous ressenti après le premier visionnement de ce film ?
J’ai d’abord senti que cette version de Maria Chapdelaine par Sébastien Pilote allait figurer parmi les chefs-d’oeuvre du cinéma québécois ! Originaire de cette région, il a rendu un hommage magnifique à ses ancêtres, qui sont aussi les nôtres. Ensuite, j’ai été touché par l’intériorité des principaux personnages, comme celui de Maria, avare de mots, mais si éloquenteà travers toutes les expressions de son visage : la joie, la tristesse, le détresse, le doute, la détermination, etc. Même chose pour ses parents, magnifiquement interprétés par Sébastien Ricard et Hélène Florent, où l’on voit leur courage, leur dévouement, leur amour des leurs et de la terre, de même que leur fidélité aux valeurs traditionnelles. Il émane d’eux une force tranquille et une féconde soumission aux exigences de leur héroïque tâche de conversion de la forêt sauvage.

Albert Camus a dit que la vie était la somme de nos choix. Il me semble que cela résume une partie de l’existence de Maria, surtout devant les décisions qu’elle doit prendre face à ses trois prétendants : François Paradis (Émile Schneider), Lorenzo Surprenant (Robert Naylor) et Eutrope Gagnon (Antoine Olivier Pilon).
On a parlé de la « résignation » dont Maria ferait preuve en donnant sa main à Eutrope après avoir fait le deuil de son amour inaccessible pour François Paradis — ce nom de famille annonce une tout autre réalité ! — et renoncé au rêve américain que lui proposait Lorenzo, une offre qui lui aurait permis de tourner la page sur la vie de misère qu’ont connue ses parents. On associe cette résignation à celle du peuple canadien-français, mais j’y vois un envers positif, à savoir le courage de s’adapter et d’adopter ce que l’on appelle en psychologie le « principe de réalité ».
Ce principe, tout l’entourage de Maria semble allègrement le pratiquer !
C’est une autre grande force du film : la mise en valeur de la famille et de la communauté en ces temps de fondation. Les frères aînés de Maria doivent quitter la maison familiale pour assurer sa survie, alors que Samuel, le père, défriche encore une nouvelle terre, tâche immense qu’il accomplit silencieusement, sans jamais faillir, malgré le peu de ressources. Quant à Laura, la mère, même si elle exprime parfois haut et fort sa révolte et sa peine en suivant la folle et épuisante entreprise de son mari, elle demeure solidaire, et défend même parfois le bien-fondé de celle-ci.
À Québec, vous avez été très associé au cinéma pendant de nombreuses années grâce aux Rencontres du Ciné-Psy et à vos chroniques, mais cet art a-t-il occupé une place dans votre cabinet auprès de vos patients ?
Pour beaucoup de gens aujourd’hui, les films remplacent ce qui nous liait autrefois autour du feu, lorsque chacun racontait un grand rêve et que ce rêve devenait un enseignement pour tout le monde. Au début de ma pratique, j’étais très réticent à intégrer des éléments autres que ceux exprimés par la personne. En psychanalyse, il ne s’agit pas d’appliquer des recettes, des modèles, des diagnostics. L’analyste se retrouve devant un territoire inconnu et le processus d’écoute s’avère primordial. Car la consigne est de dire ce qui vient à l’esprit, de ne pas se censurer, étant donné que tout est confidentiel. Que l’autre soit face à nous ou sur un divan, quelque chose s’exprime ; nous sommes des organismes vivants qui ne font pas qu’échanger des mots, mais aussi des émotions. Mais si je suis devant quelqu’un comme vous, qui aime le cinéma, c’est évident que je vais me servir, et m’enrichir, de cela !
Plusieurs de vos collègues m’ont parlé de l’importance du récit de leurs patients.
C’est vrai pour les individus, mais aussi pour les sociétés. Dans Sapiens.Une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari souligne qu’avant que l’espèce humaine puisse formuler des récits, nos ancêtres ne pouvaient pas vivre en groupe de plus d’une cinquantaine de personnes, à cause des conflits. À partir du moment où l’on a élaboré des récits collectifs, on a pu construire des cités. Bien sûr, il y a toutes sortes de récits : pensons seulement à ceux que Vladimir Poutine impose à la Russie en ce moment…
Maria Chapdelaine est disponible sur Vimeo, YouTube, Crave, Illico, iTunes et Google Play.