«Hallelujah»: la chanson qui devient hymne

Leonard Cohen, très sérieusement, l’appelle Mr. Dylan, avant d’évoquer leur plus récente rencontre. On est en 1986 dans une conférence de presse, en rapport avec un concert-hommage au grand Bobby, honoré par l’ASCAP, société de droits d’auteur. « C’était à Paris, dans un café du 14e arrondissement, précise Cohen. On a parlé boutique… » Tes chansons, mes chansons, on se compare, on se congratule. « Nous avons échangé des paroles de chansons, tous deux estomaqués par le génie de l’autre… » Rires dans l’assistance.
Relativité des choses : Leonard le persévérant avait mis « sept ans » à écrire et récrire le texte de Hallelujah (quelque 180 variantes dans ses carnets de notes), et Dylan le surdoué cabotin, « une quinzaine de minutes dans un taxi » pour I and I, la préférée de Cohen sur l’album Infidels. Anecdote qui, façon combat de coqs des auteurs-compositeurs-interprètes, justifie les deux heures du documentaire Hallelujah. Leonard Cohen, un voyage, un hymne, réalisé par Dan Geller et Dayna Goldfine. Il y a beaucoup à dire, et l’histoire dure longtemps (plus de sept ans : Cohen avait minimisé…).
Le double chemin
C’est un double chemin que nous suivons, les méandres d’une carrière et le parcours spirituel… et sensuel d’un homme. « Between holiness and horniness », résume Larry « Ratso » Slowman, longtemps journaliste au Rolling Stone et interlocuteur privilégié de Cohen et de Dylan, qui a conservé ses cassettes et films d’entrevues et qui commente ce qui manque.
Deux heures à propos d’une seule chanson, fût-elle un hymne ? Ça en laisse beaucoup d’autres de côté, mais la trame narrative en bénéficie grandement. Même si on finit par se lasser d’entendre toutes ces versions. C’est le phénomène de la chanson Imagine pour Lennon : le monde entier se l’est appropriée et la sert à toutes les sauces. Il y a un moment où ça occupe toute la place, à un point tel qu’une usure s’installe. Pareil pour Hallelujah.
Rebondissements et relectures
L’histoire est néanmoins passionnante, pleine de rebondissements : aboutie, enregistrée en 1984, la chanson est d’abord ignorée, perdue au milieu d’un album refusé par la compagnie de disques. Le patron de la Columbia tablette Various Positions. Leonard Cohen est bouleversé, mais ironise en entrevue : « Je sens que j’ai une immense carrière posthume devant moi… »
Il faudra qu’un jeune héros de la chanson d’auteur, lui-même enfant de folksinger, révèle Hallelujah : c’est à Jeff Buckley, fils de Tim Buckley, que revint le passage du flambeau. En vérité, par le truchement d’une version de John Cale en 1991. Laquelle est entendue dans le film Shrek, mais interprétée par Rufus Wainwright sur la bande sonore. Et si la chanson demeure associée à Buckley, les versions sont si nombreuses, de k.d. lang à Regina Specktor et de Brandi Carlisle à Justin Timberlake, qu’on s’y perd. Heureusement que Leonard Cohen l’a récupérée si mémorablement lors de ses dernières tournées.
Défi relevé jusque dans ce fatras de reprises en écho, le documentaire brille par sa clarté et ses sources, dont l’exceptionnel accès aux archives de Cohen : on voit la chanson évoluer, les paroles à la fois inspirées et suées : Leonard parle fort justement de « persévérance et de grâce ». C’est aussi la grâce des documentaristes : leur homme sait dire autant qu’il sait écrire. Et il séduit dès qu’il apparaît à l’écran. Quand on a aussi droit aux explications de son rabbi, ça aide. Pour parler de Cohen, personne n’est plus parfaitement éloquent et concis que Leonard.