«Lignes de fuite», une soirée presque parfaite

Catherine Chabot, Léane Labrèche-Dor et Mariana Mazza dans le film «Lignes de fuite».
Photo: Les Films Séville Catherine Chabot, Léane Labrèche-Dor et Mariana Mazza dans le film «Lignes de fuite».

On choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille, dit le proverbe. Or, il arrive parfois de regretter ses choix. C’est sans doute ce que se disent les trois amies du secondaire de Lignes de fuite, d’après la pièce grinçante de Catherine Chabot (Table rase, Dans le champ amoureux), qui cosigne le scénario avec Émile Gaudreault (De père en flic, Menteur) et la réalisation avec Miryam Bouchard (Mon cirque à moi).

Natives de Saint-Georges-de-Beauce, Audrey (Catherine Chabot), Valérie (Léane Labrèche-Dor) et Sabina (Mariana Mazza) se sont perdues de vue. La première, qui n’a pas quitté sa ville natale, fait des déclarations de revenus et vit avec Jonathan (Maxime de Cotret), qui gère sa petite entreprise de plomberie. Fiancée depuis cinq ans, elle ne semble pas pressée d’épouser ce gars trop prévisible pour qui une chemise à carreaux est synonyme d’élégance.

Chroniqueuse baveuse à Radio-Canada, la deuxième vit en couple ouvert avec Paul-Émile (Mickaël Gouin), chargé de cours en sociologie à l’université. Écolos, ils roulent à vélo et ne veulent pas d’enfant. Pour sa part, la troisième, qui n’a pas oublié ses origines modestes, a fait sa marque dans le monde des finances et fréquente depuis peu Amber (Victoria Diamond), artiste anglophone branchée.

Écoanxiété, précarité d’emploi, polyamour et parentalité sont au coeur des discussions à bâtons rompus de ces trentenaires. Très tôt, on sent chez les copines la crainte d’être jugée par les deux autres et de retomber dans la dynamique toxique de leur trio. Par sa mise en scène où elle met en valeur chaque acteur, Miryam Bouchard traduit parfaitement la fausse légèreté et la réelle fébrilité des retrouvailles. Grâce à de fluides mouvements de caméra, le groupe paraît être une entité à six têtes qui se meut dans un Montréal caniculaire sur des airs d’artistes mont-réalais — dont Drinking in L.A., de Bran Van 3000. L’alcool aidant, les esprits s’échauffent, les langues se délient. Puis une averse de grêle laisse présager que le pire est à venir.

Échanges corsés

 

Après le vernissage de l’exposition d’Amber et une soirée karaoké bien arrosée s’ensuit un cocktail dînatoire dans l’appartement luxueux de Sabina. Sous le regard vitreux du chien d’Amber, qui évoque le devin aveugle Tirésias, la soirée, de plus en plus anxiogène, aura des accents apocalyptiques.

Dans la veine des Qui a peur de Virginia Woolf ? (Edward Albee), Les beaux dimanches (Marcel Dubé), Cul sec (François Archambault), Le dieu du carnage (Yasmina Reza) et, bien sûr, Le déclin de l’empire américain (Denys Arcand), Lignes de fuite repose sur des rapports tendus entre amis, où malaises, malentendus et ressentiments donnent lieu à des joutes verbales épiques.

Mordant à belles dents dans les répliques jubilatoires de Catherine Chabot, les acteurs incarnent leur personnage avec beaucoup d’aisance et partagent une chimie palpable. Si tous brillent dans le dernier tableau, où les masquent tombent avec éclat, Victoria Diamond et Mariana Mazza offrent chacune un percutant moment d’anthologie.

Portrait décapant de la génération Y, Lignes de fuite a cependant tout pour plaire aux autres générations, notamment les représentants de la génération X, qui y reconnaîtront les angoisses et les questionnements de leur jeunesse. Au-delà des thèmes abordés avec un humour corrosif et une lucidité redoutable, Lignes de fuite se penche sur l’amitié, celle que l’on remet en question parce qu’on refuse de vieillir ou de voir les autres changer, celle qui nous rappelle que rien n’est plus comme avant, celle où on ne veut plus tenir le rôle qu’on y jouait plus jeune. Or, les ruptures amicales font souvent plus mal que les ruptures amoureuses.

Tandis que la soirée dérape, la nature reprend son droit et rappelle aux protagonistes que malgré l’argent, les diplômes, la notoriété et le confort matériel, ils sont tous égaux face à l’avenir incertain. Aux spectateurs de deviner s’ils demeureront solidaires ou se replieront chacun sur eux-mêmes.

Lignes de fuite

★★★ 1/2

Comédie dramatique de Miryam Bouchard et Catherine Chabot. Avec Catherine Chabot, Léane Labrèche-Dor, Mariana Mazza, Maxime de Cotret, Mickaël Gouin et Victoria Diamond. Canada (Québec), 2022, 96 minutes.

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