«Arsenault et fils»: le «country noir» de Rafaël Ouellet

Le film Arsenault et fils, c’est l’histoire d’une famille de braconniers qui, usant de leur garage comme d’une façade, éludent depuis des années les autorités fauniques. C’est aussi le récit de deux frères-contraires : Adam, un gentil géant à l’esprit communautaire qui se languit d’une douce moitié, et Anthony, un tombeur toxique, fourbe et tête brûlée. Lorsqu’arrive au village Émilie, une animatrice de radio charismatique, le premier se prend à rêver avant que le second décide de s’en mêler. Mais il y a plus, bien plus… Ce projet, le cinéaste Rafaël Ouellet l’a longuement mûri.
« Je viens du Bas-du-Fleuve et ça se passe chez nous. Les dix premières pages que j’ai envoyées à la productrice Stéphanie Morissette [Les affamés], c’était en 2010 : j’étais encore en recherche de financement pour Camion. »
Ce qui explique qu’Arsenault et fils s’inscrive à ce point dans la continuité de ce magnifique prédécesseur, qui mettait également en scène deux frères. La toile de fond amène, cela étant, des considérations nouvelles.
« Quand j’étais jeune, le braconnage était encore toléré, mais il y en avait beaucoup moins que déjà. Il y avait énormément d’anecdotes spectaculaires qui se rattachaient à ce passé. Un agent de la faune m’a raconté des histoires actuelles, modernes, avec les caméras de surveillance, les guéguerres… Il m’en a tellement conté que j’aurais pu en tirer une série télévisée — je le ferai peut-être. Mais bref, je me suis concentré sur un aspect. »
Cet aspect, c’est le clan : « Le nom de famille des personnages de Camion, c’est Racine, rappelle le réalisateur. Je reviens toujours à ça, à d’où je viens. Ça fait 25 ans que je suis Montréalais, mais je n’ai pas envie de tourner la ville. Ma région, c’est ce que j’aime revisiter ; c’est ce que j’ai de plus fort en moi. Le lien frère-frère, et père-fils, m’intéresse : ça parle de moi, ça parle de nous, de notre territoire, de ce qu’on est comme peuple. C’est pareil pour les relations sœur-sœur et mère-fille… On peut bien sûr mixer ça. En regardant en avant, qu’a-t-on envie de perpétuer, et de quoi a-t-on envie de se séparer ? »
C’est là tout le dilemme d’Adam, un personnage poignant qui nourrit des rêves de prime abord réalisables (adapter le garage aux voitures électriques, fonder une famille…), mais dont on comprend petit à petit qu’ils sont illusoires. De fait, Adam est prisonnier de son milieu. En Émilie, il croit avoir trouvé une âme sœur autant qu’une bouée. Le pas de deux auquel se livrent Guillaume Cyr et Karine Vanasse, tout de sous-entendus et de silences parlants, est une leçon de jeu.
Fusion des genres
Des versions préliminaires du scénario, la charpente est demeurée sensiblement la même, indique Rafaël Ouellet. « Les prénoms et le titre sont restés, tout comme l’envie, l’idée et les inspirations de base. Je m’enlignais cependant pour un film avec encore plus de drame familial, d’anthropologie, de pittoresque, de “voici ce que c’est de vivre une vie de chasseur dans le Bas-du-Fleuve”. Je me suis recentré, mais honnêtement, j’y ai trouvé mon plaisir. »
On le croit volontiers, et ce plaisir est en l’occurrence contagieux. Non qu’Arsenault et fils soit une œuvre joyeuse, mais c’est vraiment un excellent film, bourré de scènes fortes, de considérations sentimentales déchirantes, de tension qui couve puis qui explose…
La séquence d’ouverture donne à cet égard le ton et se révèle brillante pour maintes raisons. On y voit Adam qui installe avec minutie une caméra de surveillance non loin de sa cache de chasse. Avec lui se trouve Anthony (Pierre-Paul Alain, une révélation), qui est fraîchement rentré au bercail. S’ensuit une saisissante « chevauchée » en pick-up sur un chemin forestier à l’issue de laquelle Anthony abat un ours à l’aide d’un fusil dissimulé dans un compartiment secret de son véhicule. Ce n’est pas la saison et, de mauvais gré, Adam accepte d’aider son frère à disposer de la carcasse.
Ladite séquence, donc, annonce plusieurs trucs. Primo, on constate devant la virtuosité déployée que le cinéma a manqué à Rafaël Ouellet, et vice versa.
« J’ai été aspiré par la télé ces années-ci. J’ai réalisé environ 80 heures de télé en dix ans. La différence majeure entre la télé et le cinéma, c’est le temps. Le temps pour penser les scènes, pour les réaliser… »
Secundo, on devine qu’une intéressante fusion des genres se dessine. En effet, à la musique, on reconnaît l’influence nette d’Ennio Morricone : il y a du western dans l’air. Or, de développements en rebondissements, c’est dans les contrées du film noir, atmosphère rurale et sylvestre en prime, que s’aventure l’intrigue.
« Pendant le processus de financement, le mélange des genres, qui pourtant est à la mode, gênait, et je cherchais un terme pour définir le film. Drame familial criminel ? C’est pas beau, mais ça résumait bien. Puis, je suis tombé sur “country noir”, et ça a cliqué. Il y a une tradition autant au cinéma qu’en littérature. C’est quelque chose qui me parle, que je comprends. Je me suis amusé avec les tropes [conventions] ; je les ai détournées, les ai “revirées de bord”. Mais tout ça, j’ai arrêté de le dire et de l’écrire dans mes documents de présentation, et je l’ai juste fait », précise le cinéaste, sourire en coin.
Qu’est-ce que le country noir ? Les films Flesh and Bone (1993), de Steve Kloves, avec Dennis Quaid et Meg Ryan, et Winter’s Bone (2010), de Debra Granik, qui révéla Jennifer Lawrence, en constituent de bons exemples. Le contexte est contemporain, ancré dans la ruralité avec, souvent, des thèmes de filiations conflictuelles et de précarité financière. Comme dans le film noir, des antihéros courent à leur perte ou nourrissent de vains espoirs d’un sort meilleur, d’une vie meilleure, l’angle criminel devenant une issue ou un passage obligé.
En marge de l’autorité
Dans le cas d’Arsenault et fils, c’est toutefois un titre antérieur issu de ce sous-genre, soit At Close Range (Comme un chien enragé, 1986), de James Foley, sur un clan criminel — tiens, tiens — dominé par un patriarche machiavélique (Christopher Walken), qui a le plus inspiré Rafaël Ouellet. Avec aussi le drame Heavy (1995), de James Mangold, où Pruitt Taylor Vince s’éprend follement de la « trop belle pour lui » Liv Tyler.
« Ces deux films sont dans mes veines, mais je n’ai commencé à m’en rendre compte qu’une fois lancé dans l’écriture. Je me suis forcé à ne pas les revoir afin de ne pas me laisser influencer encore plus. »
Il en découle un film multicouches, à la fois émouvant, stressant et divertissant au premier degré, et richement référentiel au second. Cinéaste cinéphile, Rafaël Ouellet multiplie les influences tacites ou explicites, mais les intègre avec finesse en un tout singulier, signé, qui happe d’emblée et garde captif jusqu’au bout.
Plein d’acuité et dénué de toute forme de condescendance dans son portrait d’une petite communauté régionale, le film s’enrichit en outre d’un fascinant sous-texte sociologique, les Arsenault vivant en marge des lois et ne reconnaissant guère l’autorité : « Les membres de ma famille — j’ai énormément d’oncles, de tantes, de cousins et de cousines — n’ont pour la plupart pas de patron… »
Le père (Luc Picard) utilise une application pour « empêcher que la police les écoute », et l’animosité d’Anthony est plus marquée encore. On pense à ce party en forêt, lors duquel ce dernier ressemble curieusement au « Shaman » déchu de l’insurrection du Capitole…
« Cette image d’Anthony date d’avant les événements du Capitole, mais dans la scène, on voit qu’un des personnages porte un t-shirt de QAnon. L’entourage d’Anthony est plus extrême que l’est sa famille. »
Mais là encore, Rafaël constate davantage qu’il ne juge. Pour le compte, son film ne prend réellement parti ni pour la loi et l’ordre ni pour les hors-la-loi. Du reste, le gris sied mieux au « noir », fut-il classique ou country.
Le film Arsenault et fils prendra l’affiche le 17 juin.