David Cronenberg, Viggo Mortensen et la révolution «cinématorganique»

Pour Viggo Mortensen, jouer des personnages qui répriment une part d’eux-mêmes constitue un attrait supplémentaire. Cela devient un peu comme du jeu dans le jeu.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Pour Viggo Mortensen, jouer des personnages qui répriment une part d’eux-mêmes constitue un attrait supplémentaire. Cela devient un peu comme du jeu dans le jeu.

Dans un avenir rapproché, Saul Tenter et sa partenaire, Caprice, se spécialisent dans un type de performance artistique inusité, soit la croissance puis l’ablation devant public de nouveaux organes. Mais voici que leur pratique clandestine attire l’attention de fonctionnaires du Registre national des organes, récemment créé. Comme quoi les gouvernements ont eux aussi la capacité de développer des excroissances. À l’affiche vendredi, Crimes of the Future (Les crimes du futur) représente, à maints égards, la quintessence du cinéma de David Cronenberg. On en discute avec le principal intéressé et son complice de longue date, l’acteur Viggo Mortensen.

Crimes of the Future marque leur quatrième collaboration, mais le cinéaste explique qu’il avait l’acteur à l’œil bien avant leur premier film, A History of Violence (Une histoire de violence, 2004).

« Je me souviens avoir remarqué Viggo dans Witness [Témoin sous surveillance, 1985], de Peter Weir. C’est drôle, et je ne crois pas l’avoir déjà mentionné, mais à l’époque, j’avais été approché pour réaliser ce film : le titre était alors Cold Home… »

La révélation fait sourire Viggo Mortensen, qui y va d’une confidence en retour : « C’est drôle que tu mentionnes Witness, parce que le calme et le sens de l’organisation de Peter Weir m’avaient énormément plu. Sauf que par la suite, la plupart — pas toutes, mais la plupart — de mes expériences de plateau ont été chaotiques, avec des cris et tout ça. Jusqu’à ce premier tournage avec toi. Sur A History of Violence, j’ai retrouvé cette sérénité, cette précision remarquable. »

Or, cette relation professionnelle fructueuse qui s’est muée en amitié a failli ne jamais voir le jour. En effet, la rencontre initiale entre les deux hommes n’annonçait rien de tel.

« Nous avions eu ce lunch pour parler d’A History of Violence, raconte le cinéaste. Et j’étais resté sur l’impression que Viggo ne m’avait pas beaucoup aimé. Ce que j’ai dit à mon agent. Mais lui venait justement de parler à l’agent de Viggo, qui était au contraire emballé ! »

« Peut-être parce que nous étions tous les deux intimidés, nous avons projeté autre chose que ce que nous ressentions », ajoute l’acteur.

Ce que l’on cache

Coïncidence, c’est là l’une des composantes clés de l’œuvre de David Cronenberg, dont les protagonistes dissimulent volontiers une part d’eux-mêmes, voire leur personnalité complète. Crimes of the Future ne fait pas exception. Même que, comme dans Scanners (1981), Videodrome (1983), Naked Lunch (Le festin nu, 1991), M. Butterfly (1993) et Eastern Promises (Les promesses de l’ombre, 2007), on y retrouve la figure récurrente de l’agent double.

De fait, dans l’avenir rapproché où se déroule l’action, une frange de la société — un peu à la manière de Saul, mais sans les velléités artistiques — a développé un système digestif différent mieux adapté à la pollution et à la dévastation ambiantes. Pour les autorités, ces individus ne sont plus des êtres humains et leur existence doit être tue.

« J’adore les récits d’espionnage, confie le cinéaste. Plus encore ceux avec une composante de clandestinité. Je crois que ça découle de ma fascination pour la notion d’identité. L’identité est au cœur de mon travail. Quelqu’un qui œuvre dans la clandestinité, qui se compose une autre identité, puis une autre, ne risque-t-il pas de perdre la sienne en voulant devenir un meilleur agent double ? »

Pour Viggo Mortensen, jouer des personnages qui répriment une part d’eux-mêmes (ou qui cachent carrément qui ils sont) constitue un attrait supplémentaire. Cela devient un peu comme du jeu dans le jeu.

« Vous savez, on adopte tous différentes personnalités à cœur de jour, note-t-il. Dès qu’on se lève le matin, on enfile une personnalité, puis on la change selon les personnes qu’on croise. On n’est pas tout à fait la même personne selon qu’on est avec sa mère, un ami ou — je ne sais pas… — un policier. On cache toujours une part de soi. »

Des strates de sens

 

Outre celui de l’identité, le thème de l’évolution est prévalent. Évolution des corps, des mœurs, de la sexualité…

Après la Nouvelle chair (« the New Flesh ») de Videodrome, on a droit à la nouvelle sexualité (« the New Sex »). Ainsi la chirurgie a-t-elle remplacé ce que Saul nomme à un moment « l’ancien sexe ». Avec tous ces organes, enzymes et orifices inédits, on songe successivement à Rabid (Rage, 1977), The Brood (La clinique de la terreur, 1979), The Fly (La mouche, 1986) et eXistenZ (1999)… Caprice manipule les lames phalliques qui font apparaître sur le corps de Saul des entailles génitales, et vice versa, dans un type de scène d’amour que l’on n’avait encore jamais vu au cinéma. C’est Crash (1996), puissance mille.

« Vous avez raison pour ces liens avec mes films précédents, ils sont là, mais ce n’est absolument pas conscient de ma part. Au contraire, lorsque je m’attelle à un projet, je tâche d’oublier tout le reste, tous mes films passés. Parce qu’y repenser ne m’apporte rien, sur le plan créatif, pour le projet en cours. Je ne suis pas autoréférentiel : je suis arrogant, mais pas à ce point », lance en plaisantant David Cronenberg avant d’enchaîner plus sérieusement : « Mais j’ai la sensibilité que j’ai. Je sais qu’il y a et qu’il y aura toujours des connexions souterraines entre chacun de mes films, même ceux qui sont en apparence à part. »

Un exemple de cela survient dès lors : lorsqu’on lui demande pourquoi il a campé l’intrigue dans le milieu de la performance, le réalisateur mentionne d’emblée l’un de ses films précédents, Scanners. Un des personnages est un sculpteur qui calme ses dons psychiques incontrôlés avec son art.

« J’ai toujours été attiré par le monde de l’art. Et d’une certaine manière, ça me permet d’avoir un alter ego. Je n’ai jamais eu envie de faire un film sur le cinéma ; il en existe de très bons, mais ça ne me dit rien. Je préfère discuter de mon art à travers d’autres genres d’artistes. Au fond, Saul, dans Crimes of the Future, c’est moi : à chaque film, je dévoile mes tripes, métaphoriquement, ce que lui fait littéralement dans sa pratique. C’est comme de dire, voici, je vous présente ce que j’ai de plus intime. C’est un état d’intense vulnérabilité… »

Concentré sur les paroles de son ami, Viggo Mortensen opine de la tête.

 

« Vous savez, souvent, lorsque je revois des films que j’aime, je ne les trouve pas aussi réussis. Je les apprécie toujours, mais je remarque leurs défauts, ou leur simplicité, ou leur superficialité. Avec les films de David, c’est le contraire : je n’arrête pas de découvrir des strates de sens. Il est souvent en avance sur son temps. En lisant le scénario de ce film-ci, je percevais un commentaire sur la censure, sur la répression, sur des désirs enfouis également… Je suis certain que chaque fois que je le reverrai, je découvrirai des éléments qui m’avaient échappé. C’est très rare. »

On ne saurait mieux dire.

 

Cronenberg au sommet de son art

Avec Crimes of the Future (Les crimes du futur), David Cronenberg revient au « body horror », ou horreur corporelle, après s’en être éloigné depuis l’excellent eXistenZ. Ou plutôt, le cinéaste reprend ce genre qu’il a pratiquement inventé à lui tout seul au début de sa carrière. Et il en repousse les limites, bonifiant l’exercice de considérations éthiques et politiques extrêmement riches. Partenaire de plusieurs de ses films récents, qui explorent des contrées davantage psychologiques, Viggo Mortensen plonge pour la première fois dans cet univers trouble avec un abandon total. Toute la distribution, qui comprend notamment Léa Seydoux et Kristen Stewart, est au diapason particulier de la proposition. La mise en scène de Cronenberg s’impose non seulement comme l’une de ses plus concertées, mais aussi comme l’une de ses plus élégantes et, oui, sensuelles, mais d’une manière qui ne sera assurément pas au goût de tout le monde. Si tel était le cas, ce ne serait pas du Cronenberg.

Les crimes du futur (v.o. s.-t.f. de Crimes of the Future)
★★★★ 1/2

​Science-fiction de David Cronenberg. Avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Don McKellar, Kristen Stewart, Scott Speedman, Welket Bungué. Canada, France, Grande-Bretagne, Grèce, 107 minutes. En salle dès le 3 juin.
 


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