«Men»: tous le même

Afin de se remettre d’un événement traumatisant, une jeune femme quitte la ville le temps d’un séjour à la campagne. Idyllique, la maison qu’elle y a louée est entourée d’une nature luxuriante. Qui plus est, le village sis un peu plus loin semble pittoresque à souhait. Évidemment, si l’héroïne du film Men (Eux) avait déjà vu quelques films d’horreur, elle saurait qu’en pareil contexte, le pire est à craindre. À partir de ce canevas connu, le réalisateur et scénariste Alex Garland tente de créer une proposition nouvelle. Résultat mitigé pour ce film qui était fort attendu.
Tel le protagoniste de la brillante science-fiction Ex Machina, premier film officiel de Garland (son apport à la réalisation de Dredd est officieux), Harper (Jessie Buckley) arrive dans une propriété isolée qui deviendra le théâtre d’un véritable cauchemar éveillé. À cet égard, si l’une des inspirations majeures d’Ex Machina était Barbe Bleue, celle qui domine dans Men est Images, film d’horreur que Robert Altman tourna en Irlande en 1972 et dans lequel Susannah York hallucine — ou pas ? — un intrus menaçant dans une demeure champêtre.
C’est exactement ce qui se produit dans Men, à la différence significative que Harper n’a pas maille à partir avec un homme, mais avec une multitude d’hommes.
Dès que Harper s’aventure en forêt pour une promenade, Garland commence à forger une atmosphère de sourde menace, passant du merveilleusement bucolique à l’insidieusement angoissant. Dans la grande tradition de l’horreur folklorique(« folk horror »), genre non exclusif à la Grande-Bretagne, mais qui connut là-bas un premier âge d’or dans les années 1970, avec par exemple The Blood on Satan’s Claw (La nuit des maléfices) et The Wicker Man, puis un second ces années-ci avec notamment Kill List et In the Earth (Au cœur de la terre), Men multiplie les motifs païens effrayants parce que mystérieux.
Lors d’une pause dans un tunnel ferroviaire vétuste, on songe à certaines nouvelles surnaturelles de M.R. James et de Charles Dickens (Le signaleur) : visuellement, Garland sait y faire. Le cinéaste a, cela dit, d’autres ambitions que de simplement faire peur avec panache. Il a surtout un discours à livrer.
Approche didactique
Ainsi, comme dans son précédent Annihilation, le récit est émaillé de retours en arrière montrant la relation matrimoniale difficile de la protagoniste. Ici, on parle d’un conjoint toxique, James (Paapa Essiedu), exhibant en une seule scène du narcissisme pervers, du détournement cognitif (« gaslighting »), de l’infantilisation, de la violence verbale puis physique. Et comme dans Annihilation encore, un virage mal négocié survient au troisième acte.
Seulement voilà, même si James n’est plus dans le décor, Harper doit composer avec le reste du patriarcat (d’où le titre) représenté par des personnages souvent tenant de grandes instances comme la religion ou la justice : un prêtre culpabilisant à la main baladeuse, un propriétaire qui impose ses aspirations de chevalier servant, un adolescent grossier, un client de bar au regard insistant, un policier qui minimise le danger dénoncé, un inconnu harcelant…
Or, il y a une particularité notable : hormis James, tous ces hommes sont interprétés par l’acteur Rory Kinnear (l’assistant de M dans les récents James Bond) sous divers maquillages prosthétiques et numériques. Une façon de suggérer que tous les hommes sont les mêmes, ou « le » même ? L’idée est en théorie prometteuse, mais en pratique, Garland ne parvient jamais à dissiper complètement un côté « gimmick ».
Plus problématique s’avère cependant la dimension didactique du film. De fait, on se surprend presque à imaginer Alex Garland passant au crible une liste des agressions et humiliations subies au quotidien par les femmes, et cochant un à un chaque élément au fur et à mesure qu’il les place dans son scénario. Tout cela manque de naturel : on est davantage dans la démonstration que dans la narration. À force d’en mettre, on dirait quasiment que le réalisateur essaie d’être plus féministe qu’une féministe (ne s’impose-t-il pas alors lui-même comme chevalier servant ?).
Formidable Jessie Buckley
En toute justice, on ne peut toutefois pas accuser Garland de donner dans la posture, puisque ses films — et Men ne fait pas exception — reposent toujours sur un personnage féminin qui déjoue (Ex Machina), voire transcende (Annihilation) les limites qui lui sont imposées.
D’ailleurs, Jessie Buckley, vue dans The Lost Daughter (Poupée volée) et I’m Thinking of Ending Things (Je veux juste en finir), est formidable de détermination et de pugnacité dans le rôle de Harper. Rory Kinnear, au pluriel, est lui aussi excellent. Idem sur le plan technique : Men est superbement éclairé, mis en scène et monté.
Il n’empêche, c’est contre toute attente la partie conventionnelle, avec son épouvante habilement distillée, qui s’avère plus réussie que le volet expérimental qui, lui, finit par devenir pontifiant.