Un Paris capté à toutes jambes par Éric Gravel

Campé à gauche, mais sans s’afficher radical — «je n’ai pas envie d’être manichéen», dit-il —, Éric Gravel prêche un cinéma social imbibé de sensations, plutôt que de discours à l’emporte-pièce.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Campé à gauche, mais sans s’afficher radical — «je n’ai pas envie d’être manichéen», dit-il —, Éric Gravel prêche un cinéma social imbibé de sensations, plutôt que de discours à l’emporte-pièce.

À quelques jours du deuxième tour de la présidentielle française, Éric Gravel et son cœur à gauche rageaient. « On ira voter en se bouchant le nez et on attendra les élections législatives de juin », disait le cinéaste, de chez lui, dans l’Yonne.

Depuis, le scrutin a reporté Emmanuel Macron au pouvoir, et Éric Gravel, lui, a atterri à Montréal, pour accompagner son deuxième long métrage, À plein temps…. aux 40es Rendez-vous Québec Cinéma (RVQC). Oui, l’homme est Québécois.

Récit d’une mère qui court sans cesse pour garder un semblant de normalité, À plein temps jette un regard sur un phénomène de société. Celui de vivre à la campagne et de travailler en ville. Le film a permis au cinéaste de recevoir le prix de la réalisation à la Mostra de Venise, en 2021, section Orizzonti, et à Laure Calamy de repartir en meilleure actrice.

« J’avais le désir de raconter les gens qui se lèvent tôt, prennent le train, vont travailler, reviennent le soir… Ils font de très grosses journées et, au moindre grain de sable, tout bascule, explique celui qui est établi à la campagne. Je pensais avoir fait un choix marginal, mais je me suis rendu compte qu’énormément de gens vivent loin de Paris. »

Campé à gauche, mais sans s’afficher radical — « je n’ai pas envie d’être manichéen », dit-il —, Éric Gravel prêche un cinéma social imbibé de sensations, plutôt que de discours à l’emporte-pièce. Il est un adepte des zones grises, celles qui « montrent toutes les facettes ».

Ni tout noir ni tout blanc. Ou, comme dans son cas personnel, ni tout à fait d’ici ni tout à fait de là-bas. Son accent trahit ses origines. Il y a vingt ans, ce Montréalais de naissance et diplômé de l’Université Concordia a choisi de faire carrière en France. C’est dans un Paris bousculé par les grèves dans le transport (quoi de plus parisien, diront les mauvaises langues) que se déroule À plein temps. Un mois après sa sortie française, le voici sur la rampe des RVQC.

« Ça me fait chaud au cœur. C’est comme le présenter à la maison. Une façon de dire… Je suis un réalisateur québécois qui tourne des films français », clame le réalisateur.

Un film impressionniste

 

Sans condescendance, À plein tempstourne autour d’une femme incapable de faire les bons choix. Déjà prise dans le tourbillon famille-travail, cette employée d’un grand hôtel subit les contrecoups de la paralysie du transport.

« La colère collective s’exprime parce qu’il y a des colères individuelles », croit Éric Gravel, inspiré par le contexte social et le ras-le-bol populaire. Celui qui s’est mis à l’écriture du scénario avant l’éclosion, en 2018, des gilets jaunes a aussi puisé dans ses souvenirs d’une grève de 1995. L’étudiant étranger d’alors avait été témoin d’un bel élan de solidarité.

« J’ai eu envie, dit-il, d’un personnage qui est mal représenté, qui n’a pas de porte-voix. J’aimais bien cette contradiction. » Le film aurait pu s’intituler Une femme seule, car la Julie qu’il a imaginée « essaie de se démerder seule, manque de ressources, cherche constamment de l’aide ». À plein temps est une œuvre à un personnage filmé à fleur de peau. « Je colle à ses baskets », lance le Québécois, qui a su résister à l’accent français, mais pas au vocabulaire.

Laure Calamy, il ne l’a pas découverte par la série Appelez mon agent (intitulée Dix pour cent en France) comme la majorité d’entre nous. « Je la connaissais par le cinéma. Je l’ai vue dans Un monde sans femmes, dans Seules les bêtes, de Dominik Moll, où elle joue une mère. Le personnage est assez dur, et j’avais besoin d’une fille lumineuse. Laure pouvait équilibrer le personnage, lui donner un supplément d’âme qui n’était pas sur papier. »

« Je n’avais pas envie d’un film sociologique, pas envie qu’on regarde cette femme. J’avais plutôt envie de la ressentir de l’intérieur, d’être avec elle, de l’accompagner », répond-il quand on lui demande pourquoi il estime avoir presque signé un film de genre.

Il est vrai qu’avec les mouvements rapides de caméra et une musique électronique saccadée, la tension ne manque pas. Oui, c’est un film social, reconnaît son auteur, mais sensoriel, « impressionniste ».

Il aime aussi penser que le New York des années 1970 tel qu’il est filmé par les Sidney Lumet et John Cassavetes se reflète dans les espaces clos qu’il met en scène. C’est le cinéma européen qui l’a attiré en France, mais il est aussi fan de cinéma américain.

Humble et en apparence terre à terre, Éric Gravel ne prétend pas être unique. Même en réalisateur québécois qui signe des films français. Que son sombre portrait du monde du travail ne soit pas le seul en 2022 (Un autre monde, de Stéphane Brizé ; Ouistreham, d’Emmanuel Carrère), lui paraît révélateur : « Ça montre que des choses qui nous préoccupent sont dans l’air du temps. On espère raconter les bonnes choses au bon moment ».

Julie qui court

Lorsque Julie se réveille, il fait encore nuit. Elle n’a pas une minute à perdre, doit s’occuper des enfants, les conduire chez la voisine, filer prendre le train. Après sa journée à travailler dans un hôtel, elle rentre, la nuit tombée. Cette réalité pas si rare devient exceptionnelle lorsque Paris — un Paris pourtant si naturel, filmé au quotidien — est plombé par les grèves. Le rythme déjà effréné, sans répit, sauf pour quelques plans, ne sera qu’accentué. Le récit n’est pas un suspense minuté comme l’était Cours, Lola, cours (Tom Tykwer, 1998). Les haletantes traversées de Paris sont cependant aussi tendues. Julie ne fait pas que courir après le temps, elle court après son ex, quand ce n’est pas sa banque qui court après elle. Si le personnage, tenu avec brio par Laure Calamy, ne s’écroule pas, c’est qu’il est résilient. Et nage dans le déni. Maladroite, même dans la drague, Julie reste convaincue qu’elle trouvera l’issue. Elle ne se voit pas sombrer. Le film n’est pas si noir. Un peu d’humour, de tendresse et une narration en ellipses freinent (ou ralentissent) la chute. Audacieuse et faussement heureuse, la fin reste néanmoins lourde de sens.

 

À plein temps
★★★ ​1/2

Drame d’Éric Gravel. Avec Laure Calamy, Cyril Gueï, Lucie Gallo, Geneviève Mnich, France, 2021, 87 minutes.



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