«Norbourg»: l'homme du président

François Arnaud et Christine Beaulieu dans «Norbourg»
Étoile de la finance québécoise, Vincent Lacroix se retrouva au ban de la société lorsque sa spectaculaire réussite fut étalée pour ce qu’elle était véritablement : une vaste fraude. L’affaire fit grand bruit, à raison, maints petits épargnants ayant été ruinés par le triste sire qui, telle la grenouille de la fable, se voyait bœuf, sans évidemment penser aux victimes collatérales de son inévitable explosion. Pour relater le scandale, le scénariste Simon Lavoie et le réalisateur Maxime Giroux ont fait le pari gagnant, dans leur film Norbourg, de s’arrimer au point de vue du bras droit de Lacroix, Éric Asselin.
Il en résulte une plongée vertigineuse dans les coulisses peu connues de la haute finance québécoise, avec très tôt chez Vincent Lacroix (excellent François Arnaud, entre maître de l’univers et vendeur de chars usagés), un œil sur l’international. À cet égard, le film dépeint l’homme d’affaires comme un être charismatique, extrêmement ambitieux, et dont l’absence absolue de scrupules est justifiée, à ses yeux, par la nécessité de prendre de l’expansion.
On voit dès le début Éric Asselin (remarquable Vincent-Guillaume Otis, tout en nuances de déloyauté), alors vérificateur à la Commission des valeurs mobilières du Québec, fasciné et envieux. Le riche style de vie de Lacroix, il veut y goûter lui aussi.
De telle sorte que, alors même qu’il est chargé d’enquêter sur l’entreprise et son président, Asselin se joint à Norbourg où il deviendra vice-président. Cette entorse à l’éthique est en l’occurrence de la petite bière par rapport à ce qui suivra.
Belles influences
Comme le relevait la collègue Annabelle Caillou la semaine dernière, Norbourg paraît à un moment où tous les formats d’écran se passionnent pour les escrocs. Ainsi, contrairement à la formule jadis privilégiée consistant à épouser la perspective des policiers ou des journalistes ayant fait la lumière sur le crime, c’est à présent davantage à celle des criminels eux-mêmes qu’on s’intéresse.
Paradoxalement, sur le plan visuel, le champ référentiel de Norbourg évoque des chefs-d’œuvre de la première école, soit la « trilogie paranoïaque » d’Alan J. Pakula : Klute, The Parallax View (À cause d’un assassinat), et surtout All the President’s Men (Les hommes du président). L’évocation est là, dans les jeux d’ombre et de lumière caractéristiques, les compositions et les angles volontiers prononcés de prises de vue. Toutefois, Maxime Giroux (Félix et Meira, La grande noirceur) et la directrice photo Sara Mishara (Les oiseaux ivres) étant dotés de fortes personnalités artistiques, Norbourg ne sombre jamais dans le pastiche, maintenant au contraire une identité formelle distincte.
Les trouvailles de mise en scène sont nombreuses, comme cette manière de reléguer toujours plus loin dans le cadre, voire au hors champ, la famille d’Asselin à mesure que ce dernier devient obnubilé par sa réussite illusoire.
Quoi qu’il en soit, la focalisation sur les « méchants » plutôt que sur les « gentils » engendre parfois un effet Psycho (Psychose, 1960). C’est-à-dire que, comme c’est le cas en voyant Norman Bates effacer les traces du meurtre commis par sa « mère », on se retrouve presque (presque) à espérer que Lacroix et Asselin ne se feront pas prendre lorsque l’étau commence à se resserrer autour d’eux… C’est fugace, et on se ressaisit vite.
Il n’empêche, déstabilisant à dessein, le phénomène fait écho à une réalité occultée, car peu reluisante, que le film est habile à suggérer : en haut lieu, ils étaient manifestement nombreux à vouloir que Norbourg devienne un success story, d’où l’aisance déconcertante avec laquelle Lacroix, au vu de certains passages, a bien failli arriver à ses fins. À noter, ici, la lucidité d’une ancienne collègue vérificatrice (Christine Beaulieu), qui subodora très tôt le stratagème, mais dont le rapport fut « tabletté » à la faveur d’un changement de gouvernement — le politique est implicitement mais sérieusement égratigné par le film.
Un antihéros fourbe
Si l’on songe parfois à Wall Street, production modèle en matière de corruption financière, il est une différence fondamentale en ce qui a trait au protagoniste de Norbourg. En cela que, chez Oliver Stone, on a un héros subjugué qui se réveille à temps, tandis que chez Maxime Giroux, on a un antihéros veule qui s’enfonce toujours plus dans sa propre turpitude. Car le portrait que le film fait d’Éric Asselin n’est guère flatteur, le présentant comme un type pathétique tout heureux de se la jouer gros mâle à grand renfort de voitures de luxe, de bars de danseuses et de châtelets clinquants en banlieue.
La fourberie prêtée à Asselin est au cœur du scénario, qui détaille avec autant d’habileté que de limpidité les tenants et aboutissants de la fraude échafaudée par Lacroix. Le film est porté par un suspense à combustion lente au crescendo patient mais constant. C’est du beau travail de modulation.
Un brin surutilisée, la musique de Philippe Brault n’en est pas moins efficace. D’ailleurs, Norbourg bénéficie de l’expertise d’une brillante équipe technique, de David Pelletier à la direction artistique à Mathieu Bouchard-Malo au montage en passant par Patricia McNeil aux costumes. Au-delà du nécessaire conte moral et de l’essentiel devoir de mémoire, il y a à l’œuvre, dans Norbourg, un mélange de rigueur et de panache assez impressionnant.