Le meilleur des mondes (virtuels)

Enfant, Jérémie fut traumatisé par le film The Truman Show (Le show Truman), dans lequel Jim Carrey s’aperçoit que sa vie n’est qu’un simulacre, une téléréalité. Conspirationniste plus résigné que militant, il est convaincu que, depuis 2012, l’humanité a cessé d’exister et a été « transférée » sur un serveur. Visiblement, le film The Matrix (La matrice) a également perturbé le jeune coursier. Tourné avec un téléphone intelligent, Très belle journée, de Patrice Laliberté, va au plus près de la psyché fracturée de son protagoniste, incarné par Guillaume Laurin, ami de longue date et coscénariste.
À l’instar du précédent film de Patrice Laliberté, l’excellent Jusqu’au déclin, le succès Netflix campé dans l’univers d’un groupe de survivalistes convaincus de l’effondrement prochain de la civilisation, Très belle journée s’arrime à un personnage qui s’est construit sa propre réalité à grand renfort de contrevérités.
« Les deux films ont été écrits en parallèle, dans un même espace-temps, entre 2017 et 2019, explique Patrice Laliberté. On finissait l’écriture de Jusqu’au déclin, et Très belle journée est apparu. Je trouvais intéressant de travailler sur la thématique de la déréalisation, c’est-à-dire lorsque quelqu’un est persuadé que le monde autour de lui n’existe pas. C’est un peu le concept du film The Matrix. Il a l’impression d’être un élu, comme Néo ; le monde tourne autour de lui… »
Le film offre un portrait complexe et insidieusement effrayant : un être mutique et solitaire qui ne s’exprime que par l’entremise de son balado conspi, Jérémie (Guillaume Laurin) s’impose en effet graduellement comme « le sociopathe d’à côté ». Car lorsqu’une célèbre influenceuse (Sarah-Jeanne Labrosse) emménage dans le condo voisin, la curiosité a tôt fait de virer à l’obsession, avec « stalking » réel et virtuel à la clé. Glaçant.
Tant et si bien que Jérémie en oublie un colis, ce qui déchaîne le courroux de son patron Dom (Marc Beaupré), qui lui envoie ses sbires.
« En jouant Jérémie, je m’aventurais dans une drôle de zone, confie Guillaume Laurin. Il est très réservé. Comme mon personnage dans Jusqu’au déclin, il garde énormément de choses en dedans, il réprime et essaie de ne pas sortir du lot, et c’est plus dans le virtuel qu’il existe. À titre d’exemple, j’ai habité dans un quartier qui s’est vraiment gentrifié, et un jour, deux instagrameuses ont emménagé à côté de chez moi. Je n’avais aucune, mais aucune interaction avec elles dans la vraie vie, mais je me suis aperçu que sur Internet, là, je pouvais. Ce n’est pas du tout ma réalité, cette existence virtuelle, cette absence de communion tangible, mais j’ai trouvé ça fascinant, cette dualité, et ça a joué sur le personnage, c’est clair. »
Parlant de la réalité, la vraie, cette dernière rattrapa la fiction en cours de production : dans un passage coupé depuis, Jérémie formulait le souhait, dans son balado, qu’un virus éradique la moitié de la population. Peu après, la COVID est apparue, engendrant la pandémie que l’on sait.
Plein de Jérémie
En collaborant au scénario, Guillaume Laurin put contribuer de manière accrue à la création d’un personnage qui, au risque de simplifier, est en perpétuelle psychose.
« Il y a eu un travail, à la fois pour Jusqu’au déclin et pour Très belle journée, de recherche par rapport à YouTube, et plus précisément TikTok dans le cas de ce film-ci. Ça nous a nourris. Tous ces regroupements de gens qui essaient de te transmettre leur “savoir” avec leurs vidéos. Dans Très belle journée, on a essayé de se mettre dans la tête de ce gars qui se sent à la fois à l’écart et au-dessus de la masse. Au début, on n’avait pas de référent précis, mais plus on se partageait des vidéos, et plus on se disait, “crisse, c’est Jérémie, ça !” »
« Quand on a commencé l’écriture, des groupes comme QAnon émergeaient. La pandémie et le confinement ont exacerbé la solitude de beaucoup de gens, et la solitude, la fragilité, c’est au cœur du film », complète Patrice Laliberté, qui, du même souffle, décrit une écriture collaborative « en canevas ».
« Normalement, au cinéma, on a un premier geste d’écriture, un scénario, qu’on tourne ensuite. Avec ce film-ci, on voulait davantage expérimenter avec un processus circulaire. On écrivait pendant une semaine ou deux, on tournait ce qu’on avait écrit, puis on écrivait autre chose, et ainsi de suite. On montait pendant trois-quatre jours… Le film a évolué de façon très naturelle, avec une ouverture par rapport aux beaux accidents. »
À terme, la production s’est échelonnée sur pas moins de quatre ans, avec le tournage de Jusqu’au déclin en plein milieu, non qu’on remarque quelque problème de continuité que ce soit dans le résultat final.
Plus qu’une gimmick
On le mentionnait d’entrée de jeu, Très belle journée fut tourné avec un téléphone intelligent. Ces dernières années, d’autres cinéastes ont fait de même. On pense par exemple à Steven Soderbergh et son thriller Unsane (Dérangée) ou son drame sportif High Flying Bird. Le drame social Tangerine, de Sean Baker, y recourut pour un résultat brillant. Ici, il en résulte une proximité accrue avec Jérémie : on entre littéralement dans sa bulle.
« Il y a un aspect très pragmatique en cause, explique Patrice Laliberté. Avec le cellulaire, on n’a pas le choix d’être collé sur le personnage. Rapidement, on a fait le pari d’écarter la méthode classique champ-contrechamp — on l’a essayée et ce n’était pas bon. On s’est procuré un stabilisateur, ce qui fait qu’on avait l’équivalent d’une steadicam à notre disposition en permanence même si on n’avait pas une cenne. À titre indicatif, malgré les millions pour Jusqu’au déclin, on n’avait une steadicam que pour dix jours. »
D’où cette abondance de plans-séquences très fluides. Quoi qu’il en soit, tourner avec un téléphone demeure une pratique relativement peu courante. Par conséquent, un certain mystère l’entoure encore. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne suffit pas bêtement de pointer son appareil sur ceci ou cela en appuyant sur le bouton d’enregistrement. Différents objectifs peuvent être fixés audit appareil, selon le type d’image et de compositions recherchées, et la présence d’une mise en scène et d’une direction photo est aussi fondamentale qu’avec une caméra traditionnelle ou numérique.
« On alternait entre trois objectifs, selon la shot : un grand-angle pour les plans larges, un autre pour les gros plans portraits, etc., précise Patrice Laliberté. On tenait à casser l’esthétique cellulaire, parce que tout le monde a un téléphone dans sa poche et connaît le feel d’une image cellulaire. »
Pour Guillaume Laurin, l’expérience s’est avérée unique, mémorable. « Je n’ai jamais connu un plateau aussi intime. Le plus qu’on a été, c’est sept. Parfois, c’était juste Patrice et moi. Je ne crois pas que j’aurais pu livrer ce que je livre avec quelqu’un d’autre que lui. »
Présenté en première aux Rendez-vous Québec cinéma jeudi, Très belle journée fera l’objet d’une leçon de cinéma le 23 avril à la Cinémathèque avant de prendre l’affiche le 6 mai.