«Deep Water»: sous la surface lisse des eaux

En surface, Vic et Melinda forment, avec leur fille Trixie, une famille parfaite. Ils sont riches, beaux, et ils fréquentent tout plein d’autres gens aussi riches et beaux qu’eux. Sauf que, depuis un bout de temps déjà, la relation entre les époux est passée de stagnante à toxique : tandis qu’il la torture avec son indifférence, elle le tourmente avec une succession très publique d’amants. Puis, voici que, lors d’une soirée, Vic confie au bellâtre du moment qu’il a tué son prédécesseur…
Tendu, ce passage fut d’abord imaginé en littérature par la grande Patricia Highsmith avant d’être repris au cinéma par Michel Deville, et à présent par Adrian Lyne, qui effectue avec Deep Water (Eaux profondes) un retour après deux décennies d’absence.
Pour mémoire, on doit à ce réalisateur anglais une kyrielle de films phares des années 1980, tels Flashdance (Le feu de la danse), 9½ Weeks (9 semaines ½) et Fatal Attraction (Liaison fatale), qui popularisa le genre du thriller érotique. En l’occurrence, Deep Water convoque la lascivité à la fois esthétisante et désinhibée de ces productions. Non, le cinéaste n’a rien perdu de son goût pour les éclairages stylisés jumelés à des effets de fumée, de pluie ou d’autre brume.
D’ailleurs, au faîte de sa renommée, on lui reprocha jusqu’à plus soif son formalisme (comme à Alan Parker, Ridley Scott et Tony Scott, ses compatriotes et contemporains venus comme lui de la publicité), jugeant son cinéma racoleur et superficiel. Quoi qu’on en pense, il reste qu’Adrian Lyne a une signature qui, à 81 ans, demeure parfaitement identifiable. Respect.
Qui plus est, Lyne a le flair pour réunir des duos dont la chimie embrasera l’écran : Kim Basinger et Mickey Rourke, Glenn Close et Michael Douglas, et maintenant Ana de Armas et Ben Affleck. Car, oui, la tension-frustration sexuelle entre ces deux-là frôle le point d’ébullition.
Chabrol prise 2
Comme dans le roman, le film ne tarde pas à établir la culpabilité de Vic. L’intérêt réside plutôt dans les interactions, parfois joyeusement tordues sur le plan psychologique, entre Vic et Melinda. Quoique la scène la plus saisissante survienne entre Vic et sa fille, enfant brillante qui procède à un interrogatoire d’autant plus glaçant qu’il se déroule dans la bonhomie.
Le film a, cela étant, des problèmes, à commencer par ses nombreuses invraisemblances, notamment en ce qui a trait aux meurtres. Lors de la publication du roman, en 1957, la criminalistique n’était pas ce qu’elle est maintenant. Or, tel qu’il est montré, l’homicide par noyade laisserait des ecchymoses permettant illico de conclure à une mort suspecte, à titre d’exemple. Avec la profusion de séries policières diffusées depuis 20, 30 ans, le public est devenu moins crédule. Et il est une poignée de coïncidences trop commodes pour ne pas faire tiquer.
Certains aspects auraient en outre mérité d’être creusés, comme le fait que la fortune appartient à Vic et qu’il tient par conséquent les cordons de la bourse : une forme potentielle de contrôle conjugal qui demeure inexplorée, le film s’attardant plutôt à détailler le sadomasochisme à l’œuvre, de part et d’autre, chez les conjoints — une approche privilégiée en son temps par Michel Deville également.
Au sujet de cette première adaptation, elle était d’un beau minimalisme, mais à la noirceur absolue du dénouement imaginé par Patricia Highsmith, Deville préféra une fin aussi cynique que moralement ambiguë. C’était là le plus chabrolien de ses films, ladite fin rappelant celle de La femme infidèle (Claude Chabrol, 1969). Dans sa version, Adrian Lyne, dont le dernier film, Unfaithful (Infidèle), était soit dit en passant un remake de La femme infidèle, suit davantage le détail de la trame de Highsmith, mais il reprend à son compte la fin du film de Deville.
Sociopathes en série
En réalité, ce qui surprend le plus dans Deep Water, c’est Ben Affleck. À l’instar du roman, le film privilégie le point de vue de Vic, et l’acteur se révèle particulièrement convaincant en être dont le stoïcisme de façade cache une nature sociopathe. Peut-être Affleck a-t-il demandé conseil à son vieil ami Matt Damon, qui trouva l’un de ses meilleurs rôles dans The Talented Mister Ripley (Le talentueux monsieur Ripley), d’après un autre roman de Patricia Highsmith.
L’autrice qui, avec aussi Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express), adapté par Alfred Hitchcock, avait à l’évidence un faible pour les tueurs trop calmes. Ne dit-on pas qu’il faut se méfier de l’eau qui dort ?