Cinéma - Donne-moi ta bouche
Même si Sur mes lèvres possède quelques accents hitchcockiens, comme ce dangereux voyeurisme tel que pratiqué dans Rear Window, chez Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber, Un héros très discret), les coupables n'ont rien de faux et le cinéaste préfère le glauque au glamour. D'un film à l'autre, ce sulfureux parti pris lui convient à merveille.
Carla (sublime Emmanuelle Devos — César de la meilleur actrice) n'a rien d'une héroïne et se confond avec la grisaille de son milieu de travail, où ses patrons l'exploitent, telle une bête de somme. Son efficacité n'a d'égale que sa timidité, isolée qu'elle est par un physique quelconque et sa surdité, modulant ses appareils auditifs au gré de ses humeurs et, plus tard, de sa curiosité malveillante. Pour suffire à la tâche, qui est déjà énorme, on lui propose d'engager un assistant, ce à quoi elle va s'appliquer comme s'il s'agissait de dénicher un futur mari, Carla vivant bien mal son célibat, lasse d'entendre les histoires salaces de ses rares amies.À peine sorti de prison et ne connaissant rien au travail de bureau, Paul (solidement campé par Vincent Cassel) sera pourtant, aux yeux de Carla, le subalterne idéal, elle qui souhaitait qu'il ait «de belles mains»... Elle se fera discrète sur son passé, sur son incompétence, sur le fait qu'il dort dans un placard de l'entreprise; son silence complice camoufle une attirance physique qu'elle ose à peine avouer. Mais au détour d'une conversation, elle lui révèle qu'elle lit sur les lèvres et est capable de décoder, entre autres, les méchancetés de ses collègues à son égard. Cette révélation ne tombera pas dans l'oreille... d'un sourd. Forcé de travailler dans un bar pour payer ses (lourdes) dettes au patron, Marchand (Olivier Gourmet), il utilise les talents de Carla, et son pouvoir de séduction sur elle, pour mettre la main sur une grosse somme d'argent afin de déguerpir... seul.
Sur mes lèvres affiche la complexité et la roublardise du meilleur film noir, mais Audiard préfère orchestrer une bataille à armes égales entre Carla et Paul plutôt que revisiter les clichés de la femme fatale et du beau ténébreux. Successivement, l'un mène l'autre par le bout du nez, attisant le désir pour mieux l'étouffer, et chaque coup de main entraîne quelques idées machiavéliques en guise de remboursement. Les machinations se succèdent et deviennent de plus en plus dangereuses et périlleuses.
Tout au long de ce récit d'une perversité exquise signé Audiard et Tonino Benacquista, baigné d'une pâle lumière hivernale, les apparences ne cessent de se fissurer sous le coup d'une tension sexuelle constante entre les deux protagonistes, doublée d'une transformation étonnante chez Carla, qui se prend au jeu de l'espionnage tout comme à celui de la vie nocturne, elle qui se contentait de faire la vamp devant son miroir. Celle que son handicap desservait ne met pas de temps à l'utiliser à bon (?) escient puisqu'avec Paul, à défaut de former un couple, ils composent un tandem de malfaiteurs particulièrement efficace.
La grande réussite de ce drame réside dans l'impossibilité de le réduire à une banale histoire d'amour (le désir de Carla est beaucoup plus prosaïque, plus animal...) ou à un plaidoyer pour handicapés et autres éclopés du système (tous les personnages révèlent une faille, des collègues de travail méprisants ou malhonnêtes à l'entourage de Carla qui profite sans vergogne de sa générosité). Audiard crée une ambiance parfois feutrée, alors que la bande sonore épouse le désir ou le refus de Carla d'entendre le monde extérieur, ou étrange jusqu'à la fin en intercalant des fragments de l'existence morose de Masson (Olivier Bonamy), chargé de surveiller la bonne conduite de Paul et de plus en plus désorienté après le départ de sa femme.
Ici comme partout ailleurs dans Sur mes lèvres, la vérité ne cesse de se dérober et les bons sentiments n'y ont jamais leur place. Assurément le film le plus noir... et le plus brillant de Jacques Audiard.