«The Godfather»: une offre qu’on ne peut toujours pas refuser

Dans un contexte d’incertitude et de fluctuation quant à l’ouverture des salles, la série « A posteriori le cinéma » se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares.
Le 14 mars 1972, une page de l’histoire du septième art s’écrivait. En effet, au Loew’s State Theatre de New York se tenait, ce soir-là, la première de The Godfather (Le parrain), une adaptation du roman de Mario Puzo qui demeure, après 50 ans, la plus illustre des chroniques mafieuses. À l’époque, tous les intervenants concernés avaient besoin de ce triomphe, à commencer par le réalisateur, Francis Ford Coppola, dont la carrière n’allait nulle part, et le studio Paramount, qui avait perdu son lustre d’antan.
Coppola batailla ferme afin d’imposer sa vision artistique. Il n’était pourtant pas en position de force : malgré de bonnes critiques, ses films, dont The Rain People (Les gens de la pluie, 1969), n’avaient pas fait recette, et le jeune réalisateur peinait à nourrir sa famille, comme il le raconta par la suite.
Quant à Paramount, une série de flops onéreux, dont le bien nommé Waterloo, avaient mis à mal sa réputation parmi les géants hollywoodiens. Le studio était alors la propriété de Gulf & Western, un conglomérat dirigé par Charles Bluhdorn. Bluhdorn avait depuis peu placé à la tête de la production de Paramount le pugnace et flamboyant Robert Evans en lui donnant pour mandat de redorer le blason du vénérable studio.
Les deux hommes avaient beaucoup de tempérament, à l’instar de Coppola, d’où l’impression d’assister à une série de combats de coqs lorsqu’on lit sur la production de The Godfather, film en lequel personne ne croyait.
Sergio Leone, Peter Bogdanovich et Costa-Gavras, entre autres cinéastes, passèrent leur tour lorsqu’on leur proposa le projet.
Il faut comprendre que la genèse du film remonte à 1967, Paramount ayant acquis les droits d’adaptation deux ans avant la publication du roman sur la foi d’une ébauche de 60 pages. L’essentiel de la saga en devenir était là, avec ce parrain new-yorkais vieillissant, Don Corleone, qui en vient à léguer son empire mafieux au seul de ses trois fils ayant tenté d’échapper au milieu, Michael Corleone.
La famille d’abord
Bien qu’il eût acquis à prix dérisoire les droits d’adaptation de ce qui était devenu un best-seller, le studio envisagea sérieusement de vendre ceux-ci à l’acteur Burt Lancaster, qui se voyait jouer Don Corleone pour un studio rival. Motifs du manque d’enthousiasme de Paramount ? L’échec de son récent drame mafieux The Brotherhood (Les frères siciliens, 1968).
C’est d’ailleurs pour ne pas perdre le projet que Robert Evans, en désespoir de cause, s’était résigné à embaucher Coppola, dont le seul atout aux yeux du studio résidait dans son héritage italien.
Peu impressionné par ce qu’il avait lu, Coppola déclina dans un premier temps la proposition, avant de se raviser pour des motifs purement pécuniaires. Une seconde lecture s’avéra plus heureuse. Le thème de la famille l’interpella, et il décida d’en faire la pierre angulaire du film, au grand dam d’Evans (qui finit par donner raison à Coppola).
Coppola et Puzo travaillèrent au scénario chacun de son côté, avant d’opérer une fusion des deux versions. Craignant que le film ne dépeigne sous un jour négatif sa communauté, le gangster Joseph Colombo, par l’entremise de la Ligue de défense des droits civiques des Italo-Américains, fit pression pour que le mot « mafia » soit retiré du scénario. Dans l’intervalle, Coppola gagna l’Oscar du meilleur scénario pour le drame biographique Patton (1970), ce qui accrut sa marge de manœuvre.
Conflits en série
La distribution des rôles ne fut pas une mince affaire pour autant. Les noms de Kirk Douglas, Anthony Quinn et Laurence Olivier circulèrent… Alors que Puzo et Coppola soutenaient que Marlon Brando serait génial en Don Corleone, le studio penchait plutôt pour Ernest Borgnine, un vétéran associé à des succès récents, comme The Wild Bunch (La horde sauvage, 1969). À l’inverse, Brando cumulait les bides dont les coûts de production avaient souvent grimpé à cause de ses caprices.
De telle sorte que, lorsque Paramount s’inclina, Brando accepta un cachet moindre et s’engagea par écrit à ne pas retarder la production — lui aussi avait besoin que ça fonctionne. Les mêmes tiraillements survinrent pour le rôle de Michael Corleone. À peu près toutes les vedettes établies et les étoiles montantes furent considérées : Robert Redford, Martin Sheen, Ryan O’Neal, Jack Nicholson, Warren Beatty…
Burt Reynolds fut un candidat sérieux, mais Brando menaça de quitter le film advenant son embauche par le studio. Coppola, lui, voulait dès le début le nouveau venu Al Pacino, vu en junkie dans The Panic in Needle Park (Panique à Needle Park, 1971).
« Evans, Bluhdorn et les autres dirigeants détestaient les choix de casting de Coppola, en particulier Pacino, qui, selon eux, était beaucoup trop petit pour jouer le soldat qui devient le futur Don. “Un avorton ne jouera pas Michael”, a déclaré Evans à Coppola », peut-on lire dans un article de Vanity Fair publié en 2009 à l’occasion de la ressortie du film.
En définitive, Robert Evans consentit à engager Pacino à la condition que Sonny, l’aîné bouillant de Michael, soit interprété par James Caan. La décision de Coppola de confier à John Cazale le rôle de Fredo et à sa propre sœur Talia Shire celui de Connie, la seule fille du clan, ne fit en revanche pas de vagues. Pour le compte, presque toute la famille du cinéaste apparaît dans le film, y compris sa fille, Sofia Coppola, alors un bébé.
La vie imite l’art
Le cinéaste élabora une mise en scène en forme de tableaux où la lumière réduite lors des scènes intérieures revêtirait une dimension symbolique marquée. Difficile de le croire à présent, tant cela fait partie de l’identité visuelle du film, mais la direction photo très sombre de Gordon Willis faillit valoir à Coppola d’être renvoyé.
« On n’y voit rien ! » lança le studio pris de panique, qui recevait des échos négatifs en provenance du plateau et qui trouvait en outre que Brando marmonnait ses répliques, dont la célèbre « Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra refuser ».
Lorsque Coppola se vit refuser de tourner à nouveau ladite séquence, il comprit qu’on s’apprêtait à le remplacer. En un exemple fascinant où la vie imite l’art, le cinéaste s’inspira de Michael Corleone et se débarrassa de tous ses ennemis en une seule attaque concertée. Dans un entretien publié par Empire en janvier 2022, Coppola explique : « J’ai immédiatement licencié toutes les personnes de mon équipe qui faisaient pression pour me faire sortir. Je suis allé là-haut, et j’ai tourné la scène une seconde fois, et j’ai sauvé ma peau, en gros, en renvoyant tous les gens qui travaillaient pour me virer. »
Comme Cendrillon
Enfin, le film prit l’affiche et les gens firent la queue devant les cinémas. En lice pour onze Oscar, The Godfather en remporta trois, soit ceux du meilleur film, du meilleur acteur (Marlon Brando) et du meilleur scénario adapté.
Sur le commentaire audio enregistré pour le DVD en 2001, Coppola conclut : « Pendant que je montais le film à Los Angeles, j’habitais dans la chambre de bonne de Jimmy Caan parce que je devais garder mon allocation de voyage pour subvenir aux besoins de ma famille […] C’est intéressant parce que The Godfather est associé à tout l’argent qu’il a rapporté, mais pendant que je le tournais, nous habitions un petit deux-pièces […] C’est amusant étant donné le sujet du film, mais c’est au fond un conte à la Cendrillon que j’ai vécu. »
La saga compterait à terme trois films. En 1974, Francis Ford Coppola signerait un autre chef-d’œuvre avec The Godfather Part II (Le parrain II), mais cela, c’est une autre (page d’)histoire.
Le film The Godfather est disponible sur la plupart des plateformes de VSD. La minisérie The Offer, sur la production du film, est attendue ce printemps sur Paramount+.