«Un monde» de Laure Wandel: Faire oeuvre utile

Maya Vanderbeque et Günter Duret dans «Un monde», de Laure Wandel
Photo: Tandem Films Maya Vanderbeque et Günter Duret dans «Un monde», de Laure Wandel

Pour son premier long métrage, Un monde, dans lequel elle nous plonge dans l’horreur ordinaire des cours d’école, la cinéaste belge Laure Wandel a préféré aller du côté de l’anthropologie, voire de la sociologie, plutôt que de l’autobiographie.

« Dans l’école et, surtout, dans l’entrée à l’école, il y a quelque chosequ’on expérimente tous, explique-t-elle au Devoir en visioconférence. Ce qui m’intéressait vraiment, ce sont les premiers enjeux d’intégration et le besoin de reconnaissance parce que ce sont des moments qu’on a tous vécus. Ce moment-là de l’école influence plus de choses qu’on le pense dans notre manière d’être en tant qu’adultes et dans notre manière même de voir le monde. Ce premier moment est fondamental dans notre construction identitaire, c’est la base de l’humanité. »

Cette humanité, Nora (Maya Vanderbeque), sept ans, y sera confrontée violemment lorsqu’elle sera le témoin impuissant de l’intimidation que subit son frère aîné Abel (Günter Duret). Tandis qu’elle voudra se faire accepter des autres fillettes, la petite écolière cherchera à protéger son frère… Au risque d’empirer les choses.

Pour illustrer le choc de la découverte de cet univers impitoyable, Laure Wandel a choisi de tourner à hauteur d’enfant, de dévoiler par bribes cette école qui paraît immense avec ses nombreux corridors et escaliers où se terre le danger.

« L’enfant découvre un nouveau lieu et j’avais envie de créer une perte de rapport spatiotemporel comme l’enfant le vit. Il ne sait pas quelle heure il est, ne reconnaît pas les endroits, ne sait pas les mesurer, il est complètement perdu. J’avais l’impression qu’en tournant à hauteur d’enfant, c’était la meilleure manière puisque mon objectif, c’était de renvoyer le spectateur à ce premier temps de l’école, qu’il le vive de manière physique, pas qu’intellectuelle. C’était très important que le spectateur vive une expérience immersive, qu’il devienne presque Nora. »

La réalisatrice souhaitait aussi coller à la réalité. À cette fin, elle s’est entretenue avec des parents, des enseignants, des directeurs d’école. Au cours des trois mois de préparation du tournage avec les enfants, qui ont eu à créer la marionnette de leur personnage et à dessiner leurs scènes afin de faire la distinction entre leur vie et la fiction, elle a pu recueillir leurs expériences et récrire ses dialogues dans leurs mots.

« À l’audition, Maya, qui avait sept ans à l’époque, m’a dit en entrant dans la pièce : “Je veux donner toute ma force à ce film.” Günter a été témoin de harcèlement et Maya en a été victime ; je crois qu’elle voulait défendre quelque chose. Évidemment, je suis aussi partie de certains souvenirs personnels, mais c’était vraiment important pour moi d’ouvrir le champ de vision pour nourrir une certaine réalité et essayer de rendre ce récit le plus universel possible. »

Vases communicants

 

Outre la violence dont Maya est témoin, ce qui trouble le plus dans Un monde, c’est de constater que les rôles vont s’inverser, que les victimes et les bourreaux changent de place sans qu’on y trouve une explication logique.

« Très souvent, ça se passe comme ça. C’est quelque chose dont j’ai pu discuter avec des pédopsychiatres. Il y a quelqu’un en Belgique qui est spécialisé en intimidation, Bruno Hennepin, qui me disait que la limite entre le harceleur et le harcelé est très fine parce que le bourreau est victime. Un enfant qui est violent, souvent c’est qu’il est en réaction à quelque chose, que son désir n’a pas été reconnu. » Par ailleurs, jamais Laure Wandel ne dévoile pourquoi Günter est victime d’intimidation de la part de ses camarades de classe. Rien de particulier ne le démarque des autres garçons. Pas plus que Nora, qui aura plus de facilité à se faire des copines.

« C’est souvent une question d’attitude, comme baisser le regard. Ça m’intéressait de commencer par une enfant qui pleure dans les bras de son frère. Automatiquement, les spectateurs pensent que c’est elle qui va se faire harceler : c’est une question d’a priori et d’étiquettes. »

C’est pour renvoyer à cette question que la cinéaste a choisi de ne pas sortir de la cour d’école ni de montrer la famille : « C’était pour permettre au spectateur de se construire une image de cette famille. On ne sait pas si le père est vraiment chômeur, ce sont les enfants qui déduisent ça. On ne sait pas non plus pourquoi la mère est absente. Ce qui m’intéressait surtout, c’était de voir le regard des autres enfants qui remettent en question cette normalité et que ce soit le regard de Nora qui change sur son père. Le fondement de la violence, ce sont les a priori, le jugement. »

Sachant que son rôle n’est pas d’apporter une solution à l’intimidation scolaire, Laure Wandel avance toutefois que ce problème se situe,non seulement au niveau scolaire, mais surtout au niveau de la société.

« C’est le souci de la performance, tout va très vite, on n’a plus le temps d’écouter l’autre, de se mettre à la place de l’autre. On juge l’autre parce que ça va beaucoup plus vite que d’essayer de le comprendre. Je crois que rien qu’en changeant ça, ça changerait tout. »

En France et en Belgique, Un monde a été présenté dans plusieurs écoles. Grâce à ces projections, des enfants ayant subi du harcèlement ont pu parler de leur expérience et inviter leurs parents à voir le film avec eux.

« Beaucoup d’enseignants demandent de voir le film. Je n’imaginais pas du tout au départ que je ferais œuvre utile parce que je le voyais plus comme un “objet cinématographique”. Le fait qu’il devienne aussi un outil pédagogique est extraordinaire », conclut Laure Wandel.

Jeux de pouvoir

Un monde commence et se termine par une étreinte entre Nora (prodigieuse Maya Vanderbeque) et son grand frère Abel (bouleversant Günter Duret). Or, le récit d’apprentissage auquel nous convoque Laure Wandel frappe violemment au coeur et au corps. Évoquant Ponette, de Jacques Doillon, et le cinéma des frères Dardenne par sa caméra nerveuse et intrusive qui colle à la petite héroïne, ce long métrage tourné à hauteur d’enfant nous plonge dans l’horreur ordinaire de l’intimidation. D’une rare justesse, Un mondeillustre la cruauté des jeux de pouvoir qu’exercent entre eux les enfants sous l’oeil impuissant des parents, tel le père de Günter (Karim Leklou), qui nuit involontairement à son fils, et des enseignants, dont Madame Agnès (Laura Verlinden), qui ne trouve pas les mots pour rassurer Nora. Alors qu’il tend un dur miroir de notre société et rappelle l’implacable logique du cycle de la vie par sa construction en boucle, ce premier long métrage remarquable n’en est pas moins porteur d’espoir.

 

Un monde

★★★★

Drame de Laure Wandel. Avec Maya Vanderbeque, Günter Duret, Karim Leklou et Laura Verlinden. Belgique, 2021, 72 minutes. En salle.



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