Le club vidéo était-il le club-école des générations X et Y?

«Le Devoir» a donné rendez-vous à Olivier Bilodeau et Caroline Rompré, deux nostalgiques des clubs vidéo, dans un des derniers villages gaulois restants, sur le Plateau Mont-Royal.
Photo: Adil Boukind Le Devoir «Le Devoir» a donné rendez-vous à Olivier Bilodeau et Caroline Rompré, deux nostalgiques des clubs vidéo, dans un des derniers villages gaulois restants, sur le Plateau Mont-Royal.

Plusieurs claironnent l’annonce de leur mort depuis un bon moment déjà. Qu’à cela ne tienne : Le Devoir avait donné rendez-vous à deux nostalgiques du club vidéo dans un des derniers villages gaulois, situé sur le Plateau Mont-Royal à Montréal, même si une pancarte « À vendre » trônait tristement dans la vitrine. La montée fulgurante des plateformes de diffusion en continu avait scellé leur sort ; deux ans de pandémie ont sonné le glas.

Que reste-t-il de nos amours pour la cassette VHS et plus tard le DVD ? Depuis les années 1980 au Québec, les nouvelles générations de cinéphiles ont davantage nourri leur imaginaire dans leur salon, délaissant les salles obscures, dont plusieurs ont subi une destinée comparable à celle des clubs vidéo. L’expérience duseptième art, d’abord collective, transformée dans un premier temps par la télévision, correspond de plus en plus à une aventure discrète, aux écrans réduits, par rapport à la grande époque du cinémascope.

Ces lieux parfois sombres et exigus, parfois vastes et éclairés comme des magasins à rayons, contiennent une foule de souvenirs pour celles et ceux qui les ont fréquentés ou qui y ont travaillé. Certains d’entre eux ont bien voulu nous raconter leurs souvenirs, et surtout réfléchir à ce que cette fréquentation a changé dans leur vision du monde et du cinéma.

Pas toujours« des tonnes d’exemplaires »

Certains ont connu l’abondance des grandes surfaces, d’autres la modestie des étagères bancales et dégarnies des dépanneurs. C’est le cas de la cinéaste Annie St-Pierre, dont le dernier court métrage, Les grandes claques, a connu une formidable trajectoire internationale depuis son lancement à Sundance en janvier 2021. Le club vidéo de son enfance, à Rivière-du-Loup, celui où sa sœur et elle empruntaient toujours les mêmes films, dont Dirty Dancing (« J’ai un peu honte quand j’y repense ! »), elle y travaillera plus tard.

Devant ou derrière le comptoir, la réalisatrice de Fermières rêvait d’étudier en cinéma à Montréal, mais n’avait pas accès à beaucoup de films pour entretenir ce rêve, même si ça demeurait « un univers qui pouvait [l’]amener partout ». À ses clients, elle ne dictait pas les choix, et les jugeait encore moins. Une fois dans la métropole, ce fut la surabondance, par exemple à la désormais mythique Boîte noire, dont elle se souvient avec un certain vertige. « À une époque, je pouvais entrer là à 20 h et en ressortir à l’heure de la fermeture… sans film. Si par malheur je faisais un mauvais choix, je regardais le film jusqu’à la fin pour comprendre ce que je n’aimais pas. C’était une école en soi. »

Expérience individuelle ou de couple pour certains, la visite au club vidéo évoque pour d’autres un esprit de communauté, illustré avec candeur par Michel Gondry (Vidéo sur demande, version française de Be Kind Rewind) ou dans un style déjanté par Kevin Smith (Commis en folie, version française de Clerks). Même chose pour Bernard Perron, professeur en études cinématographiques de l’Université de Montréal, très intéressé par l’univers des jeux vidéo et du cinéma d’horreur. Il éprouve une évidente nostalgie, lui qui fraternisait aisément avec les autres clients et les employés.

Abonné de plusieurs clubs aux quatre coins de Montréal, le cinéphile bientôt universitaire était autant en quête de classiques et de films de genre que de films pour enfants, pour divertir sa famille. S’il avait des rapports étroits avec le personnel, ce n’était pas tant pour les conseils que pour le plaisir d’échanger, notamment sur le cinéma. « Le club vidéo ressemblait pour moi à une épicerie, confie le passionné de films de zombies. Je connaissais les sections, je savais où aller. Il y avait un rapport vivant au cinéma et un rapport physique aux œuvres que l’on ne retrouve plus maintenant. »

À une époque, je pouvais entrer là à 20 h et en ressortir à l’heure de la fermeture… sans film. Si par malheur je faisais un mauvais choix, je regardais le film jusqu’à la fin pour comprendre ce que je n’aimais pas. C’était une école en soi.

Le Plateau, ce monde à part

Ce constat, Caroline Rompré, directrice de pixelleX communications, et Olivier Bilodeau, directeur de la programmation des Rendez-vous Québec Cinéma, le partagent entièrement. Dans une autre vie, ils travaillaient au SuperClub Vidéotron situé sur l’avenue du Mont-Royal et dirigé avec dévotion par Roland Smith, celui qui a marqué des générations de cinéphiles. Entourés de DVD, entre deux rangées étroites du Cinoche Vidéo, la fille originaire de l’Abitibi et le gars né en Beauce ont le regard brillant lorsqu’ils reviennent sur leurs années de clients, et plus tard d’employés.

Évidemment, ils se souviennent de la rareté des titres dans les établissements de leur coin de pays, et du côté caverne d’Ali Baba qu’affichaient certains clubs vidéo montréalais. Eux non plus n’avaient pas besoin qu’on leur tienne la main, dévorant des filmographies entières, toujours avides de découvertes, une attitude qui a bien sûr teinté leurs rapports avec les clients. « Je ne les jugeais pas, assure Olivier Bilodeau, mais je n’aimais pas les gens bornés, cantonnés dans un seul genre. »

« Notre clientèle était trop diversifiée pour que l’on puisse juger qui que ce soit, enchaîne Caroline Rompré. » En effet, composée de comédiens, de cinéastes, de journalistes, de cinéphiles frénétiques, d’amateurs de blockbusters, la faune était diversifiée, ce qui a valu au Devoir une savoureuse enfilade d’anecdotes impossibles àreproduire ici. « Ça reste le Plateau ! » résume Bilodeau.

Les anciens collègues reconnaissent qu’ils évoluaient dans un écosystème singulier, témoins d’une consommation boulimique ou méticuleuse du septième art. Ils savent aussi que leur propre rapport au cinéma n’est pas tout à fait le même que celui des générations précédentes, celles qui fréquentaient les salles de répertoire. Quentin Tarantino constitue l’exemple emblématique du cinéphile formé au club vidéo. « L’exemple ultime, selon Olivier Bilodeau, qui a découvert L’eau chaude l’eau frette d’André Forcier dans une machine distributrice de VHS à Québec. Où aurait-il pu voir tous les films asiatiques que l’on reconnaît dans Kill Bill ? » De son côté, Bernard Perron se demande bien dans quelle salle de cinéma montréalaise il aurait pu découvrir tous les films russes qu’il affectionne aujourd’hui.

Cette ferveur, surtout pour un certain cinéma commercial américain, n’a pas que des avantages, selon Annie St-Pierre. « Sur les pochettes des rares films sous-titrés du club vidéo où je travaillais, il fallait ajouter la mention : “Petites lettres dans le bas de l’écran”. » Rien pour donner le goût d’explorer le cinéma étranger. Et que dire du documentaire ? « Le club vidéo en possédait très peu, au point où je me demandais si je pouvais devenir cinéaste, parce que je n’avais pas envie de faire le type de cinéma qu’on y proposait. Heureusement, à l’UQAM, j’ai suivi le cours de Jean-Pierre Masse sur le documentaire, ce qui m’a permis d’élargir mes horizons. »

Le club vidéo pourrait-il atrophier le regard devant des films destinés au grand écran mais échouant sur des appareils de plus en plus petits ? Bernard Perron et Olivier Bilodeau croient que oui. « Combien d’étudiants ont analysé des films en « full screen » [l’image recouvrant l’entièreté de l’écran télé] — plutôt qu’en « wide screen » [le cadre panoramique de l’image, comme il a été pensé pour le cinéma] ? dit Bernard Perron.

Leur culture a été façonnée par le « full screen », qui réduit le film à une expérience narrative plutôt qu’esthétique. » Pour Olivier Bilodeau, qui fut l’un des fondateurs du Festival de cinéma de la ville de Québec, un travail pédagogique devait se faire. « J’ai fabriqué une démo pour illustrer la différence, parce que je n’en pouvais plus d’entendre des clients me dire : “L’écran est rempli, donc je ne manque pas d’images !” »

Pour ces quatre clients et employés des clubs vidéo d’autrefois, cette époque fut glorieuse sous plusieurs aspects. Bien qu’ils soient conscients que l’on ne peut arrêter la marche du temps, leur dette cinéphilique à l’égard de ces lieux désormais fantomatiques continue d’être immense, car ils ont façonné ce qu’ils sont devenus. « À mon arrivée à Montréal, au SuperClub Vidéotron, j’étais entourée de cinéphiles, et je le suis encore, ce qui montre la cohérence de mon parcours », souligne Caroline Rompré. Pour elle et pour tant d’autres, c’est un peu comme voir sa vie en magnétoscope.

Et la porno ? Bordel !

« Je m’occupais de la location de ces films comme de n’importe quel autre », se souvient Caroline Rompré. Les clubs vidéo avaient d’ailleurs tout intérêt à cultiver leur clientèle pour ce type de films, qui représentait près de 50 % du chiffre d’affaires de plusieurs établissements dans les années 1990-2000. Pas étonnant que nombre d’entre eux aient fermé leurs portes lorsque le Web s’est (très vite) emparé de ce marché. « À titre de gérante, je devais m’occuper des cas particuliers, comme ces couples dont le compte était bloqué parce que l’un des deux n’avait pas rapporté un film [porno] loué à l’insu de l’autre », raconte en rigolant celle qui se consacre aujourd’hui à la promotion du cinéma québécois et de ses artisans, particulièrement en documentaire. « Et à Val-d’Or, des clients rebroussaient chemin quand ils me voyaient au comptoir, parce qu’ils me connaissaient. » Quant à Annie St-Pierre, cet aspect de son travail lui est vite revenu en mémoire. « J’ai servi plusieurs professeurs des environs, mais au moment de la location, je les regardais droit dans les yeux, sans embarras, pour les mettre à l’aise. Je me donnais aussi un code d’éthique : je n’ai jamais soufflé de noms à personne. » D’autres clients n’avaient pas ce sentiment de gêne, et Olivier Bilodeau se souvient d’un des plus fervents, « présent tous les deux jours ! » et adepte de « chefs-d’oeuvre » comme Barely Legal ou Debbie Does Dallas.



À voir en vidéo