«L’événement»: «C’est à moi que ça arrive»

Anamaria Vartolomei et Sandrine Bonnaire dans une scène de «L’événement»
Photo: Maison 4:3 Anamaria Vartolomei et Sandrine Bonnaire dans une scène de «L’événement»

Depuis son arrivée dans la littérature française en 1974 avec des œuvres à forte teneur autobiographique, Annie Ernaux (de son vrai nom Annie Duchesne) a connu une gloire qui ne se dément pas. Lectrices, mais aussi lecteurs, se reconnaissant dans ses amours déchirants (Passion simple, L’occupation), le gouffre qui la séparait de ses parents (La place, Une femme), ou encore la classe sociale dont elle s’est arrachée. Jusqu’à tout récemment, celle que plusieurs voyaient lauréate du Nobel, n’a pas connu une grande fortune au cinéma. Audrey Diwan (Mais vous êtes fous) pourrait bien changer la donne, offrant à L’événement, ouvrage paru en 2000, une sublime seconde vie sur grand écran.

Partisane d’une écriture allusive et incisive, Annie Ernaux a aussi le chic pour les titres énigmatiques. Comme autrefois la France évoquant la guerre d’Algérie en parlant de « troubles », elle décrit ici un avortement clandestin subi en 1963 alors que la chose était encore punissable, inavouable, loin d’être un simple « événement » dans sa vie. Il lui en a fallu du courage pour admettre, et plus tard écrire, que « c’est à moi que ça arrive », et bien davantage pour dénicher une « faiseuse d’anges », de celles qui n’expédient pas en même temps la jeune fille au paradis, dans des souffrances atroces…

Au milieu des amphithéâtres sans âme et des corridors blafards de sa résidence universitaire, Anne Duchesne (foudroyante Anamaria Vartolomei) baisse souvent la tête, mais affiche un regard incandescent. Tel un suspense, ou un chemin de croix, le nombre des semaines s’affiche à l’écran, compte à rebours pour l’étudiante en lettres qui se découvre enceinte : elle ne veut pas de l’enfant, et encore moins du père, un petit-bourgeois de Bordeaux qui lui fait vite sentir qu’elle est pour lui un embarras. Entre ses camarades de classe, certaines complices de son secret, d’autres qui la méprisent au nom du conformisme étouffant de la France des années 1960, et ses parents affairés à survivre, tout particulièrement samère (Sandrine Bonnaire, présence furtive, mais forte), la jeune fille désespère de trouver l’aide dont elle a besoin.

Au fil de ses recherches se dégage le portrait d’une femme refusant d’être réduite au statut de victime, confrontant les médecins paternalistes, les intimidatrices frustrées et des garçons de passage qui voudraient profiter du fait qu’elle ne peut plus tomber enceinte puisqu’elle l’est déjà… Au milieu de ce tourbillon, Audrey Diwan se tient constamment au plus près de cette apprentie guerrière, illustrant avec une froideur quasi clinique les tortures médicales et psychologiques imposées par son choix. Certaines scènes, à glacer le sang, ne sont pas sans rappeler la durée excessive en moins, le traitement choc du cinéaste roumain Cristian Mungiu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours.

Audrey Diwan, qui jamais ne table sur la nostalgie clinquante de l’époque, sans trame musicale accrocheuse ni direction artistique flamboyante, concentre son attention sur la quête désespérée et fiévreuse de son héroïne. Cela lui permet d’épingler l’hypocrisie sociale autour de la sexualité — les conversations entre filles sont ici très révélatrices — et celle des institutions où chaque mot apparaît lourd de sens et de conséquences, comme « avortement » plutôt que « fausse couche » dans un dossier médical : le premier entraînait des accusations criminelles.

Or, ce qui émane du livre d’Annie Ernaux comme du film d’Audrey Diwan, c’est cette urgence dépourvue de sentimentalisme. Les réalités y sont livrées sans fard (l’aura glamour d’Anna Mouglalis disparaît derrière son personnage d’avorteuse refoulant ses états d’âme) et les constats sont implacables sur cette décennie derrière l’insouciance apparente de la culture pop et de la musique rock.

En lui décernant le Lion d’or, le jury du Festival de Venise livrait-il davantage un message plutôt qu’une consécration ? Ce film d’une grande cohérence esthétique, dépouillé d’artifices et de moralisme, célébrant au passage le pouvoir de la connaissance, ne saurait se réduire à un simple pamphlet. L’événement est à la fois la célébration d’une battante en devenir, et ses premiers revers cauchemardesques sont loin d’appartenir au passé. C’est là que réside la dimension politique essentielle de L’événement.

L’événement

★★★★

Drame d’Audrey Diwan. Avec Anamaria Vartolomei, Louise Orry-Diquéro, Luana Bajrami, Sandrine Bonnaire. France, 2021, 100 minutes.

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