Audrey Diwan, caméra frontale sur l’avortement clandestin

L’événement, de la Française Audrey Diwan, montre l’atroce chemin de croix d’Anne, une étudiante en envol vers un avenir brillant, désireuse d’interrompre sa grossesse contre l’avis des médecins et avec le concours d’une faiseuse d’anges ou d’elle-même. Car il faut ce qu’il faut dans la France de 1960 autant que chez nous. Près de 35 ans après Une affaire de femmes, de Claude Chabrol — livré alors du point de vue de l’avorteuse (Isabelle Huppert) —, le désir collectif de contrôle du corps féminin (encore vivace) revient nous hanter.
À la dernière Mostra de Venise, le convoité Lion d’or a couronné cette œuvre sociale puissamment intimiste. Adapté du roman autobiographique d’Annie Ernaux publié en 2000, évoquant l’époque de la criminalisation de l’avortement dans l’Hexagone, ce film est assorti d’images d’un naturalisme implacable.
En rencontre virtuelle à Paris, la cinéaste bénissait son laurier : « Le Lion d’or a démultiplié de manière folle la possibilité de montrer à travers le monde un film qui aborde la liberté sexuelle et qui n’aura pas été facile à financer. »
Audrey Diwan a travaillé en collaboration étroite avec Annie Ernaux à chaque étape du scénario. « Cette romancière que j’admire pose des mots sans détour sur sa vérité. Elle est capable de parler de sexe sans le relier nécessairement à l’amour. J’adaptais un morceau de sa vie en cherchant à atteindre la vérité de ses souvenirs et à faire un geste dans le prolongement du sien. On a beaucoup parlé entre nous de la peur qui innerve le récit à cause du contexte sociopolitique de l’époque. Dans le roman, l’insupportable différence entre un avortement institutionnel et un avortement clandestin était tissée de hasards. » Le film crée davantage de liens de causalités à travers un suspense auquel le spectateur s’identifie.
« Quelqu’un va-t-il vous dénoncer ? Allez-vous mourir ou vous en sortir ? Je cherchais à donner et à faireressentir au spectateur les jours qui passent et le ventre qui arrondit. »
Elle a choisi de se concentrer sur le corps, non sur le discours. « Impossible d’embrasser ce texte en détournant les yeux par pudeur. Quel regard posait cette jeune fille sur elle-même ? » s’est demandé la cinéaste.
L’avortement comme les douloureuses étapes précédentes, Audrey Diwan désirait les filmer au plus près d’Anamaria Vartolomei. Cette actrice franco-roumaine, découverte dans My Little Princess, d’Eva Ionesco, lui semblait à la fois mystérieuse et magnétique. « Je cherchais une interprète très jeune capable de jouer dans un registre minimaliste avec une caméra collée à ses gestes. Si elle avait joué plus gros, ça aurait été insupportable. Anamaria avait tout pour elle. Après l’avoir rencontrée, je n’ai pas voulu en auditionner d’autres. »
En filmant pour resserrer le cadre en format 1.37, caméra à l’épaule, son directeur photo, Laurent Tanguy, a pu placer la jeune interprète au centre de l’action, épousant ses mouvements. Des plans-séquences permettaient par ailleurs à des scènes quasi insoutenables de se rendre au bout de leur souffle.
« L’énorme défi du film était de demeurer dans la justesse des choses en poussant le récit du côté de l’expérience charnelle, poursuit Audrey Diwan. J’ai vécu des problèmes personnels et je m’appuie également sur ma mémoire. L’aiguille à tricoter, il fallait la montrer. Le parcours des objets traduit ceux du personnage. »
La cinéaste se réclame de Rosetta,des frères Dardenne, de Sans toit ni loi, d’Agnès Varda. « Un personnage qu’on se prend à envier d’être libre même de mourir. » Sandrine Bonnaire, interprète en 1985 de ce film bouleversant, joue cette fois la mère d’Anne.
Audrey Diwan affirme travailler au croisement de l’intime et du politique. Et de rappeler à quel point les années 1960 ont vu la jeunesse se constituer comme corps social, en acquérant des libertés sexuelles, basées néanmoins sur des interdits. Même topo aujourd’hui, alors que des jeunes filles sont victimes de chantage à la sextape. Mais dans L’événement, elle ne cherchait pas à opposer les sexes en chargeant démesurément les hommes, afin de demeurer dans le simple reflet d’une époque. « Au début, le garçon aux côtés d’Anne ne veut rien savoir de cet avortement, puis change de point de vue en cours de route. »
Audrey Diwan n’avait pas fait d’études en cinéma. « Mon apprentissage est empirique, souligne-t-elle. Je l’aieffectué en regardant des vidéos defilms. » Elle fut d’abord scénariste, écrivaine et éditrice, et son premier long métrage, le drame familial Mais vous êtes fous, en 2019, traitait déjà d’enjeux sociaux lancinants. « Ce premier film m’a procuré la liberté de faire les choses autrement, en radicalisant la forme. Dans cet univers artistique, le chemin d’apprentissage nécessite du temps, mais la liberté se gagne. »
L’événement prendra l’affiche en salle le 18 février.