«Mères parallèles»: mères au bord de la crise de nerfs

Pour notre grand bonheur, la vie n’est jamais un long fleuve tranquille chez Pedro Almodóvar, qui passe de la comédie (Femmes au bord de la crisede nerfs) au mélodrame (Parle avec elle) avec aisance, toujours habité d’un souci d’élégance maniaque. Au point où les hôpitaux pourraient triompher dans un magazine de décoration, du moins celui que l’on voit dans Mères parallèles. Même si l’endroit bouleversera l’existence de deux futures mamans, ses murs arborent des couleurs vives et chaleureuses, en parfaite opposition avec le drame sur le point de se jouer pour ces femmes séparées par l’âge, la condition sociale et surtout les circonstances de leur grossesse. Sur ce point, le contraste ressemble à un gouffre.
On pourrait croire — voire redouter ! — qu’il y aura du Étienne Chatiliezdans cette idée de poupons interchangés débarquant dans un clan différent, avec son lot de malentendus et de dilemmes moraux. Or, Almodóvar décide de fréquenter des sentiers moins balisés, entrecroisant les traumatismes de la guerre civile espagnole avec des trahisons familiales et sentimentales bien de notre temps : divorce, agression sexuelle et carriérisme. Pour tout dire, à l’image de cette fosse commune que Janis (Penélope Cruz, toujours éblouissante devant la caméra de son compatriote) veut remuer afin d’y retrouver les restes de son arrière-grand-père mort sous les balles du général Franco, l’excavation des secrets honteux qui entourent ce mélange d’enfants ne peut se faire sans risques.
Même si Janis, photographe renommée, refuse que son amant de passage, Arturo (Israel Elejalde), soit plus qu’un géniteur, cet anthropologue pourra l’aider dans sa quête du passé, devenant aussi la bougie d’allumage d’une chasseà la vérité tout aussi angoissante. L’homme ne se reconnaît pas dans les traits de l’enfant, semant le doute dans l’esprit de Janis. Ses recherches la conduisent vers Ana (Milena Smit, figure frêle, mais d’une grande assurance), adolescente ayant accouché le même jour qu’elle. Elle est attendrie par cette fille dont la propre mère, une actrice (puissante Aitana Sánchez-Gijón), n’incarne pas tout à fait l’instinct maternel. Leurs retrouvailles, en apparence chaleureuses, cachent une montagne de dangers potentiels.
Sans le pasticher, Almodóvar sait reconnaître sa filiation à Alfred Hitchcock : dans son amour pour les actrices dont il nous entretenait récemment, mais aussi dans le soin méticuleux qu’il accorde à l’esthétique qui les enrobe et cet attrait pour le suspense psychologique. La « bombe » qu’il place entre les mains de Janis, seule détentrice du grand secret des origines des deux enfants, distille un climat tendu, mais le cinéaste construit patiemment une toile dans laquelle les deux mères s’empêtrent. Au point de s’entredéchirer ? Tout le talent du réalisateur de Volver se déploie ici, dans cet enchevêtrement de frustrations, de désirs inavoués, de rivalités sourdes, poussant l’une et l’autre à des gestes de rupture, ou de rapprochement, qui ne seront pas sans conséquences.
La recherche obstinée de Janis pour remuer les cendres du passé sanglant de l’Espagne n’est pas seulement un prétexte pour rencontrer l’homme qui va changer sa vie, profitant d’une séance photo pour solliciter ses services. Ce processus de vérité et de réconciliation traverse Mères parallèles d’un bout à l’autre, accentuant les contradictions de la photographe, enfouissant à son tour les erreurs des autres (à commencer par celle du personnel hospitalier) et plus tard les siennes (Cruz se transforme en sublime madre dolorosa).
On a qualifié Douleur et gloire, son précédent long métrage, d’autobiographie romancée, illustrant le passage à vide d’un cinéaste au bord de l’épuisement. Même s’il se cache derrière toutes ces femmes, des plus âgées aux plus jeunes, des plus simples aux plus sophistiquées, Mères parallèles dévoile la cohérence d’une démarche exemplaire de même qu’une tentative de médiation avec une Histoire qu’Almodóvar préférait oublier, la toute dernière image du film s’imposant comme une sublime note d’espoir. Car dans son univers, si nous semblons tout savoir sur les mères, elles continuent de nous surprendre, de nous émouvoir et de nous déstabiliser par leur franchise implacable ou leurs envies peu orthodoxes. Elles sont ici parfaitement synchrones avec lui.