Pedro Almodóvar, de mères et de mémoire

Dans le nouveau film de Pedro Almodóvar, en un parcours simultané, deux femmes sont hospitalisées, accouchent puis voient leur poupon respectif être mis en observation en même temps. Le titre Mères parallèles trouve là l’une de ses significations — il y en aura d’autres. Au vu de ce concours de circonstances, on se doute bien que chacune se retrouvera avec le bébé de l’autre à son insu. Or, passé ce développement précoce, le film enchaîne les retournements inattendus. C’est là un très beau cru, très dense, dont on a pris plaisir à discuter avec le cinéaste.
Ce 22e long métrage marque, à maints égards, la culmination de l’amour de Pedro Almodóvar pour la figure maternelle, présente dans tous ses films, soit en soutien, soit en vedette, comme ici. « Je trouve que la relation entre une mère et son enfant, entre une mère et sa fille, en particulier, est très riche et se prête à une infinité d’histoires. La maternité comme telle, ce n’est pas une expérience que moi ou les hommes en général pouvons prétendre comprendre, mais je trouve que c’est un miracle, confie le cinéaste joint par visioconférence. Exister, en tant qu’humains, ça tient du mystère, et je crois que, peut-être, j’explore ce lien entre mère et enfant en une tentative de percer ce mystère. »
Mères parallèles s’arrime à la trajectoire jalonnée d’imprévus de Janis (Penélope Cruz), une photographe qui, entre deux contrats, tente de faire mettre au jour, dans le village de feu sa grand-mère, une fosse commune où les phalangistes enterrèrent jadis plusieurs citoyens, dont son grand-père. Tombée enceinte par hasard, et ravie de l’être, Janis se lie d’amitié avec une jeune fille à l’hôpital, Ana (Milena Smit), enceinte comme elle et délaissée par sa mère Teresa (Aitana Sánchez-Gijón), une actrice qui s’apprête à percer sur le tard. Bref, les figures maternelles sont légion, passées, présentes, futures…
Ode aux actrices
On l’évoquait, Mères parallèles repose sur une intrigue pas tant sinueuse qu’imprévisible. Il est des moments, par exemple, où le film semble vouloir se muer en suspense : un gros plan sur un couteau, la musique d’Alberto Iglesias qui se colore de notes inquiétantes… Voici qu’on se remémore En chair et en os (1997), La peau que j’habite (2011), voire Volver (2006)… Et puis non, pas du tout.
Lorsqu’on pense que telle chose surviendra, le film va ailleurs, mais un ailleurs toujours en phase avec la psychologie — complexe, pleine de contradictions, comme dans la vraie vie, en somme — des personnages. Pour Pedro Almodóvar, concevoir un tel scénario ne fut pas une mince affaire.
« J’ai mis plusieurs années à écrire cette histoire. J’ai fait des recherches sur les fosses communes, et tout ce temps, le personnage de Janis, élevé par sa grand-mère, continuait de prendre forme… Au départ, la famille d’Ana, sa mère Teresa, était très différente, presque d’extrême droite, mais ça ne fonctionnait pas. J’ai tout laissé reposer, y suis revenu… L’histoire a beaucoup évolué. À terme, Janis représente l’Espagne républicaine et Ana, une toute jeune fille, est au départ apolitique. »
Quant à Teresa, elle gagna en importance et devint une comédienne narcissique, mais pas antipathique pour autant. Avec Teresa, Almodóvar renouvelle non seulement son amour pour la figure de la mère, mais également pour celle de l’actrice. Comme dans Tout sur ma mère, ce personnage se produit sur scène en cours d’intrigue.
« Je suis fasciné par les actrices qui jouent des actrices de théâtre au cinéma, comme Bette Davis dans All About Eve [de Joseph L. Mankiewicz, 1950]. Je pense que c’est dû au fait qu’enfant, j’étais entouré de femmes et que j’ai souvent vu ma mère… non pas mentir à mon père, mais réarranger la réalité de manière à me protéger. Il y avait cette dimension de “représentation” dans le quotidien. »
J’ai mis plusieurs années à écrire cette histoire. J’ai fait des recherches sur les fosses communes, et tout ce temps, le personnage de Janis, élevé par sa grand-mère, continuait de prendre forme…
Politique en filigrane
Mères parallèles comporte en outre un sous-texte politique puissant, du genre qu’on n’a pas rencontré souvent chez l’auteur. Le récit des horreurs commises par les phalangistes, alliés des troupes fascistes de Franco, est ainsi relaté par les femmes qui ont perdu un mari, un père…
« C’est un sujet que le cinéma espagnol a peu abordé jusqu’à présent. Je voulais en parler depuis longtemps, mais je n’arrivais pas à trouver le bon scénario. Et soudain, grâce au personnage de Janis, je pouvais tisser ce lien avec le passé, d’une part, par l’entremise de sa grand-mère, et d’autre part, par le fait qu’elle a elle-même un secret, qu’elle cache quelque chose — comme la société espagnole par rapport aux crimes des phalangistes. C’était ma façon de faire jaillir le passé dans le présent. C’est oblique, car le film traite d’abord d’une trinité de mères, mais c’est une approche qui me plaisait. »
De poursuivre le cinéaste, la société espagnole a une dette envers les familles des victimes, et cette dette n’a d’après lui toujours pas été payée. « Tant que toutes ces fosses n’auront pas été mises au jour, la guerre ne sera pas complètement finie. »
À l’avant-plan de cette toile de fond, la femme domine, comme c’est la plupart du temps le cas chez Almodóvar. Gardienne de l’histoire, autodéterminée, courageuse, charnelle : elle est multifacettes (et pas nécessairement mère, comme en témoigne le personnage de Rossy De Palma, muse de la première heure).
Parfaite Penélope
D’une certaine façon, Mères parallèles est aussi une lettre d’amour à Penélope Cruz, qui en est à sa septième collaboration avec le cinéaste, et qui a incarné la mère de ce dernier dans l’autobiographique Douleur et gloire (2019). D’ailleurs, on ressent un trémolo cinéphile en voyant Penélope Cruz enceinte dans Mères parallèles, elle qu’on avait découverte accouchant dans un autobus dans En chair et en os, justement, il y a maintenant tout près de 25 ans.
« C’est vrai… En chair et en os est l’autre film dans lequel j’étais explicitement politique. J’avais campé cet accouchement dans le contexte de la nuit où le ministère de l’Intérieur a déclaré l’état d’exception qui est venu suspendre les libertés individuelles des citoyens, en 1970. Je savais déjà depuis un bout de temps quelle immense comédienne est Penélope — je l’ai su dès Jambon, jambon, de Bigas Luna, en 1992. Elle est pour moi l’incarnation parfaite de la mère, j’ignore pourquoi. Vous savez, historiquement, la mère a toujours été asexuée dans le cinéma espagnol, qui l’a traditionnellement dépeinte comme peu désirable, par opposition au cinéma italien — je pense notamment à Sophia Loren. Penélope casse cette image traditionnelle. »
Pedro Almodóvar va plus loin : selon lui, Penélope Cruz est l’actrice parfaite : « Autant dans le drame que dans la comédie, son jeu a un côté viscéral ; elle est vraie. Elle est atypique, originale. Elle a une façon à elle de parler, de bouger… La caméra l’adore, moi aussi. »
Et nous, tout autant.
Le film Mères parallèles prend l’affiche le 11 février.