«Red Rocket»: la chute de Narcisse

Dans «Red Rocket», Mickey Saber (Simon Rex) pense être en mesure de se refaire en profitant de la fraîcheur irrésistible de la jeune Strawberry (Suzanna Son), qui s’apprête à souffler ses 18 bougies lorsque le tombeur sur le retour jette son dévolu sur elle.
Photo: A24 Métropole Films Dans «Red Rocket», Mickey Saber (Simon Rex) pense être en mesure de se refaire en profitant de la fraîcheur irrésistible de la jeune Strawberry (Suzanna Son), qui s’apprête à souffler ses 18 bougies lorsque le tombeur sur le retour jette son dévolu sur elle.

Après y avoir fait carrière avec un certain succès, Mickey Saber vient d’être éjecté de l’industrie du cinéma porno pour des motifs plus ou moins nets. C’est donc — on pardonnera l’image — la queue entre les jambes que le quadragénaire revient dans son patelin texan. Sur place, ce beau parleur, menteur et narcissique invétéré, a tôt fait d’amadouer l’ex qui, une seconde auparavant, jurait vouloir sa mort. En la personne d’une jeune fille blasée, il croit en outre avoir trouvé un nouveau ticket pour la gloire. Si le protagoniste de Red Rocket (Fusée rouge) est répugnant, le film de Sean Baker ne l’est, lui, pas un seul instant.

Pour l’anecdote, l’expression « red rocket » désigne une érection canine : c’est dire que le film qualifie implicitement son personnage principal de chien.

« L’idée remonte en fait à plusieurs années, confie Sean Baker lors d’un entretien téléphonique. Chris [Bergoch, coscénariste et producteur de toujours] et moi faisions des recherches sur le monde du cinéma adulte pour le film Starlet [2012], et nous avons découvert cet archétype qu’on désigne dans l’industrie par l’expression “suitcase pimp” [maquereau à mallette]. Il n’est pas représentatif de tous les hommes de cette industrie, mais il est assez répandu pour qu’on lui ait donné un surnom. »

Grosso modo, le « suitcase pimp » est un acteur porno sans emploi qui parasite davantage qu’il ne gère la carrière de sa conjointe dans l’industrie. « Nous avons tout de suite été fascinés par cet archétype, suffisamment pour savoir que nous y reviendrions plus tard. »

Contre la stigmatisation

 

Dans Red Rocket, Mickey Saber pense être en mesure de se refaire en profitant de la fraîcheur irrésistible de la jeune Strawberry, qui s’apprête à souffler ses 18 bougies lorsque le tombeur sur le retour jette son dévolu sur elle. Scabreux ? Absolument, et le film ne cherche aucunement à excuser Mickey, au contraire : le personnage est dépeint dans toute son impénitente médiocrité.

Le film ne condamne toutefois pas plus qu’il n’absout. La morale n’est pas ce qui intéresse Sean Baker. « Mes films, je l’espère, sont objectifs dans le regard qu’ils posent sur une personne ou un enjeu. Je ne veux pas prêcher : c’est trop facile. Les gens peuvent appliquer leurs propres valeurs et convictions à ce qui leur est présenté. »

Les travailleurs et travailleuses du sexe de tous genres (et identité de genres) sont pour le compte des figures récurrentes dans l’œuvre du cinéaste, à qui l’on doit le déjà mentionné Starlet (2012), où l’industrie du cinéma porno sert de toile de fond, et surtout Tangerine, sur deux travailleuses du sexe transgenres, et The Florida Project, sur une fillette dont la mère est obligée de se prostituer pour assurer leur subsistance.

Mes films, je l’espère, sont objectifs dans le regard qu’ils posent sur une personne ou un enjeu. Je ne veux pas prêcher : c’est trop facile. Les gens peuvent appliquer leurs propres valeurs et convictions à ce qui leur est présenté.

« En général, l’industrie du sexe reste un sujet tabou, et lorsqu’on la représente au cinéma, c’est souvent d’une manière injuste, qui stigmatise les personnes. J’essaie de lutter contre cette stigmatisation, un film à la fois. »

Le contexte de l’action en est un de morosité économique, voire de franche pauvreté. C’est, là encore, une préoccupation inhérente au cinéma de Sean Baker. « Aux États-Unis, tant en télévision qu’au cinéma, on ne montre pas assez le gouffre économique qui sépare les classes sociales. Cette iniquité est à la base de la plupart de nos problèmes actuels, je pense. »

Trump dans le viseur

 

Fait intéressant, le cinéaste n’a cette fois pas campé son film dans le présent, mais dans un passé très proche, à savoir l’année 2016, durant l’élection présidentielle ayant opposé Hillary Clinton et Donald Trump. C’est subtil, mais il arrive qu’un extrait de bulletin de nouvelles entendu hors champ mentionne « l’avance importante de Clinton sur son rival ». On connaît la suite.

Ce faisant, Sean Baker dresse un parallèle entre Mickey Saber et Donald Trump, deux naufrageurs nombrilistes, chacun à son échelle. Dans le rôle principal, Simon Rex n’essaie à cet égard jamais d’attirer la sympathie : il confère une énergie et un optimisme indéfectibles à Saber, mais il ne perd manifestement pas de vue que ces qualités ne servent que ce dernier. L’acteur disposait en l’occurrence d’une connaissance intime du milieu pour avoir lui-même frayé dans l’industrie du cinéma adulte avant de devenir présentateur à la chaîne MTV, rappeur puis acteur. Il livre une composition absolument remarquable.

« J’ai présenté le projet à Simon avant même d’avoir un scénario terminé. Il a tout de suite cerné le personnage. Il a tout de suite compris qu’il s’agissait d’un narcissique sociopathe. Le plus étonnant, c’est qu’il m’a dit ne pas avoir rencontré de types comme ça dans l’industrie du cinéma pour adulte, mais en avoir en revanche connu tout plein à Hollywood, dans l’industrie cinématographique tout court. »

Portrait d’un triste individu, Red Rocket dresse par le jeu de la métaphore un bilan peu reluisant des États-Unis. Ce qui n’empêche pas le film d’exercer une étrange fascination, à l’instar de son dangereusement séducteur protagoniste.

L’homme est un chien comme les autres

Après Tangerine et The Florida Project, Sean Baker poursuit son exploration de l’industrie du sexe en s’attachant au parcours de personnages marginaux ou marginalisés. À la différence notable qu’après avoir privilégié d’émouvantes héroïnes, soit des travailleuses du sexe transgenres et une enfant dont la mère est contrainte de se prostituer, le cinéaste s’arrime cette fois à la perspective d’un antihéros repoussant — ou plutôt, d’un antihéros séduisant au-dehors, mais monstrueux au-dedans. Il se nomme Mickey Saber, la mi-quarantaine, et sa carrière d’acteur porno vient de se terminer abruptement. En transit forcé dans la petite ville texane de son enfance, il vampirise quiconque croise sa route, toujours à l’affût d’une combine qui lui permettra d’effectuer un retour au sein de l’industrie qui vient de le rejeter. Jouant de ses charmes et de son air gamin, Mickey manipule une trafiquante du coin, une ex, et surtout une jeune fille à qui la perspective de faire du cinéma pour adulte ne déplaît pas. En salaud souriant, Simon Rex épate. Les non-professionnels qui l’entourent, une constante chez Sean Baker, sont tout aussi bons. Il en résulte un film qui, sous sa façade solaire, explore avec acuité une facette sombre de l’Amérique. Le rythme se fait incertain au mitan (128 minutes, vraiment ?), mais l’ensemble ne s’en révèle pas moins captivant. Désolant, mais captivant.

 

Fusée rouge (V.O. s.-t.f. de Red Rocket)

★★★★

Drame de Sean Baker. Avec Simon Rex, Bree Elrod, Suzanna Son, Brenda Deiss, Judy Hill. 2021, États-Unis, 128 minutes. En salle.



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