Survivre à la mort

Troisième conte de Fred Pellerin adapté au cinéma, L’Arracheuse de temps pousse dans une nouvelle dimension l’imaginaire du poète de la Mauricie. Sans pour autant renier ni sa verve ni son Saint-Élie-de-Caxton, qu’il décrit et fabule depuis que le temps est temps.
Avec plaisir, on retrouve ses personnages, si familiers maintenant : Toussaint et Jeannette Brodeur, propriétaires du magasin général, le forgeron Riopelle et sa fille la belle Lurette, le curé Neuf sans grande autorité — quelle perruque ! —, Méo, le barbier toujours alcoolique, sans oublier Madame Gélinas, désormais mère de 472 enfants. Totalement revue, la distribution, elle, inclut, parmi d’autres, Pier-Luc Funk (en curé) et Marc Messier (en barbier).
Il y a quand même du nouveau, dont l’étrangère « à l’existence spontanée » baptisée La Stroop (Céline Bonnier) — jolie anagramme sonore de Proust. En femme libérée, à l’écart, elle sème la méfiance ; ses pouvoirs font peur. La seule qui l’apprécie, c’est la jeune Bernadette (Jade Charbonneau), l’autre nouveauté et voix centrale du récit.
Après être passée par Luc Picard (réalisateur et acteur dans Babine et Ésimésac), l’exubérance parolière du célèbre conteur est cette fois mise en images par Francis Leclerc. Le résultat dépasse la chronique sociale. Avec le cinéaste de Pieds nus dans l’aube, l’horreur plane sur le fictif Saint-Élie-de-Caxton. La Faucheuse rôde, menaçante.
Bien sûr, une légende autour de la mort comme celle de L’Arracheuse de temps se prêtait davantage à un film d’épouvante que Babine et son fou du village en quête d’amour, ou qu’Ésimésac et les rêves d’argent des villageois. Francis Leclerc aurait pu tomber dans la simple caricature, mais il réussit suffisamment à doser l’ensemble d’angoisse pour nous terroriser.
La séquence de la mise à mort, magnifique trouvaille cinématographique détaillée par le réalisateur en entrevue, déroule une série de plans où une cape noire recouvre progressivement le corps du défunt. Palpitant.
Entre la touche Leclerc et les tics narratifs de Pellerin (la voix hors champ qui raconte, les jeux de mots, les explications alambiquées…), L’Arracheuse de temps superpose points de vue et voix — celle du narrateur, celle de Bernadette à deux âges différents, celle du « petit Fred » (Oscar Desgagnés, excellent sosie de Pellerin) qui corrige les souvenirs de sa grand-mère. Ça se traduit de multiples manières à l’écran. On retient les doubles rôles de certaines têtes et surtout les séquences qui reprennent une scène deux et même trois fois. Beau clin d’œil au conte, genre narratif soumis à la transmission orale, à la mémoire et à ses oublis, à l’interprétation de tout un chacun.
Conte assumé, L’Arracheuse de temps détonne néanmoins par le réalisme d’une partie de ses images. Ces segments qui mettent en scène les années de jeunesse de Fred Pellerin cassent le charme de décors autrement plus féeriques, y compris ceux en carton. Il s’agit d’un recul esthétique et temporel qui contribue pourtant aussi à se moquer de la mort, à essayer de la fuir. Le temps passe, les visages restent. Les légendes aussi.