«The Power of the Dog»: subvertir le western

On n’espérait plus Jane Campion au cinéma. Douze ans depuis son dernier film : autant dire qu’elle a pris le temps. Certes, il y eut les deux saisons de la minisérie Top of the Lake, mais considérant l’étendue de son talent, le canevas le plus approprié pour la cinéaste reste le grand écran. Or, après avoir sondé l’âme féminine dans chacun de ses projets, celle à qui l’on doit The Piano (La leçon de piano) s’intéresse pour la première fois à la psyché masculine. Cela, dans le genre le plus macho qui soit : le western.
Prix de la mise en scène à Venise, The Power of the Dog (Le pouvoir du chien) ne s’en inscrit pas moins en parfaite continuité de l’œuvre de Jane Campion. Coproduit par le Québécois Roger Frappier, ce retour éblouissant, porté par une interprétation uniformément remarquable, est une adaptation d’un récit autobiographique de Thomas Savage publié en 1967, mais campé au milieu des années 1920.
On y suit quatre personnages : Phil et George, deux frères qui possèdent un ranch prospère dans le Montana, ainsi que Rose et son fils Peter. Épris de Rose, une hôtelière veuve depuis quelques années, George la demande en mariage, ce qu’elle accepte, au grand dam de Phil, un être dominateur et cruel.
Réfractaire à tout changement, Phil évoque constamment la mémoire de Bronco Henry, un défunt cowboy qui leur apprit jadis tout, à George et à lui. Phil a conservé la selle et surtout le mouchoir de cet homme de l’Ouest idéalisé : une « fétichisation » dont la dimension homoérotique est vite établie, Jane Campion ne cherchant pas à faire de cet aspect fondamental un vulgaire « punch », mais plutôt l’assise psychologique du personnage de Phil. Un personnage qui hait autrui parce qu’il se hait lui-même.
Puissance illusoire
D’où sa détestation immédiate de Rose et son refus de concéder à George un bonheur auquel lui n’aura jamais droit. Pour Phil, les vastes étendues environnantes et le mode de vie assorti ne riment pas avec libération, mais avec prison. Jane Campion faisait déjà de la nature, si belle soit-elle, une geôle pour Ada dans The Piano.
Le premier acte expose habilement les relations entre les personnages, alternant avec fluidité les points de vue. Le quotidien sur le ranch est présenté avec précision, mais sans ostentation.
Devant cette imposante demeure gothique plantée au milieu d’une plaine, on pense d’emblée au film Giant (Géant), de George Stevens. Lors des passages où elle épouse la perspective de Rose, la réalisatrice filme l’intérieur du lieu comme une opulente cage dorée : on songe cette fois à Isabel dans le superbe The Portrait of a Lady (Portrait de femme).
Dans les séquences extérieures, Jane Campion rappelle combien elle a l’œil pour capter la magnificence des paysages tout en conférant à ceux-ci une valeur narrative : un panorama aride fait écho à la relation désormais exsangue entre les deux frères, qui mènent le troupeau en silence ; un étang d’eau claire sis au milieu d’un boisé est la cachette bucolique où se révèle Phil par-delà un entrelacs de branches tout droit sorti d’un conte de fées…
La tension croît au deuxième acte, alors que Phil entreprend de détruire Rose psychologiquement. Homme bon mais dénué de caractère, George ne voit rien, ou si peu. À mesure que la présence des conjoints se réduit, celle de Peter gagne en importance.
Parti étudier la médecine, Peter s’amène au troisième acte pour les vacances d’été. Passionnant, ce volet constitue la culmination de tout ce qui a précédé. À l’instar de Phil tressant les quatre brins de son lasso, Jane Campion rassemble ici chacune des sous-intrigues pour n’en former qu’une.
Sans dévoiler la tournure inattendue de l’intrigue, on pourrait coiffer cette ultime partie du sous-titre « La revanche de Tadzio » tant le spectre de Mort à Venise plane sur la dynamique qui se met en place entre Phil et Peter. La cinéaste s’attarde aux contrastes — physiques, psychologiques — entre les deux personnages pour mieux révéler leur vraie nature. Derrière sa posture virile, Phil n’a qu’une puissance illusoire. À l’inverse, une force insoupçonnée anime le frêle Peter.
Méconnaissance mortifère
Métaphoriquement, Phil représente une vision passée (et passéiste) de la masculinité ; une masculinité, de refoulements en interdits, rendue toxique. Peter, lui, incarne une modernité qui fait fi des carcans.
Tout du long, Jane Campion subvertit brillamment les codes, les diktats et les archétypes machos du western. Comme elle l’avait fait avec ceux, machos également, associés au film noir dans In the Cut (À vif), long métrage valant d’être revisité.
Au gré de sa filmographie, la réalisatrice a souvent montré comment le patriarcat s’avère un frein, ou pire, à l’épanouissement des femmes. Ses héroïnes luttent toujours pour s’affranchir de ce que la cinéaste qualifie de « masculinité de la domination qui fait du mal, mais qui ne se connaît pas elle-même ».
À travers sa déconstruction du mythe du cowboy, Jane Campion jette un peu de lumière sur cette « méconnaissance » mortifère.