«Le dernier duel», une histoire, trois versions

Après avoir adoré son expérience avec Ridley Scott sur le plateau de The Martian (2015), Matt Damon cherchait un autre projet à faire avec le légendaire réalisateur d’Alien, de Blade Runner et de Gladiator. C’est alors qu’il est tombé sur le livre The Last Duel d’Eric Jager, qui relate le dernier duel judiciaire consigné dans les archives françaises.
Le 29 décembre 1386, une joute à mort oppose le chevalier Jean de Carrouges (homme rustre, seigneur désargenté, mais redoutable combattant) à l’écuyer Jacques Le Gris (bon vivant, lettré et proche du cousin du roi Charles VI, le comte Pierre d’Alençon). Le premier accuse le second d’avoir violé sa femme, Marguerite.
Le combat a pour but de laver son honneur. Son honneur à lui. Pas à elle. En fait, s’il perd, Marguerite sera brûlée vive. Cette défaite confirmerait en effet qu’elle avait menti : elle n’avait pas été violée, aurait même eu du plaisir durant l’acte, le fait qu’elle soit enceinte en est la preuve. Consciente de tout cela, Marguerite aurait pu ne rien dire. Elle dénonça pourtant l’agression et l’agresseur.
Des échos bien actuels résonnent indéniablement dans Le dernier duel (V.F. de The Last Duel).
Réalisé par Ridley Scott et écrit par Matt Damon, Ben Affleck et Nicole Holofcener, ce film à grand déploiement adopte la structure du Rashomon de Kurosawa : une même histoire est vue par plusieurs protagonistes qui y vont de leur version des faits, avec tout ce que cela comporte de subjectivité et de contradictions.
Le dernier duel compte ainsi trois chapitres, chacun racontant la« vérité » selon Jean de Carrouges (Matt Damon), selon Jacques Le Gris (Adam Driver, récemment vu dans Annette) et selon Marguerite (Jodie Comer, vue dans la série Killing Eve).
Écrire en solo, revoir en trio
« J’ai parlé du projet à Ben [Affleck], qui m’a demandé : pourquoi on ne l’écrit pas, nous ? » a relaté Matt Damon lors d’une visioconférence à laquelle Le Devoir était invité. Près de 25 ans après leur expérience avec Good Will Hunting, ils se sont remis ensemble au clavier. Le premier s’est chargé de la version de Carrouges, et le second, qui interprète le très libertin comte d’Alençon, de celle de Le Gris. Quant à celle de Marguerite, ils l’ont confiée à Nicole Holofcener (Can You Ever Forgive Me ?, Enough Said).
Si les premiers ont adapté le contenu du livre, elle, a eu à partir de zéro. « Les hommes de l’époque prenaient des notes méticuleuses sur ce qu’ils faisaient, souligne Matt Damon. Les femmes étaient absentes de leurs écrits et Nicole a vraiment dû créer le monde de Marguerite. » La scénariste assure avoir abordé le personnage comme n’importe « quelle autrefemme ayant personnalité, talent et courage ». Le scénario a ensuite fait des allers-retours entre les trois scénaristes afin que l’ensemble soit cohérent.
Est alors venu le tournage, interrompu par la pandémie. Mais le véritable défi était ailleurs pour les acteurs : ils ont eu à jouer les mêmes scènes jusqu’à trois manières différentes, changeant leurs intentions selon le point de vue dans lequel ils se trouvaient.
« Habituellement, quand vous approchez un personnage, vous n’avez pas à vous soucier de ce que les autres personnages pensent de lui. Sur ce film, vous deviez vraiment penser à ce dont l’autre acteur/personnage avait besoin que vous lui donniez à ce moment précis, afin que son histoire sonne vraie pour lui », relate Jodie Comer. « C’est un peu comme dans la vie, ajoute Ben Affleck. Deux personnes ont une conversation, vous leur demandez ce qu’ils en retiennent et ils arrivent avec une histoire différente. » Avant de plonger, les acteurs ont pris l’habitude de se rappeler mutuellement, chaque fois, dans quel point de vue ils allaient tourner.
C’est ainsi que, devant les caméras de Ridley Scott, ici, le type mal dégrossi, mais bien intentionné devient une brute amère et butée. Là, la courtoisie de l’un se mue en appétit charnel. Un baiser, un échange deregards ou une poignée de main prennent une tout autre signification à travers des détails anodins en apparence. Le résultat est fascinant.
Ridley Scott au sommet de son art
Il faut d’abord s’habituer à la coupe mullet de Matt Damon, aux cheveux décolorés de Ben Affleck et aux accents inusités de cette distribution américano-britannique s’exprimant dans la langue de Shakespeare, mais incarnant des Français en pleine guerre de Cent Ans. Une fois l’acclimatation faite, Le dernier duel se fait spectacle grandiose dans le sens « ridleyien » du terme.
Le tournage à quatre caméras, les châteaux et les paysages empruntés à la France et à l’Irlande, la reconstitution de l’époque, les combats où s’affrontent dans le froid et la boue des hommes de fer et de sang : on est transporté dans la beauté comme dans la laideur. Et par le propos derrière l’image.
Des compositions solides des interprètes émergent ; celle d’Adam Driver qui, d’un d’Artagnan d’apparence se fait prédateur en un glissement subtil de jeu ; et, surtout, celle de Jodie Comer : pion sur l’échiquier masculin, elle avance telle une ombre pour « apparaître » dans la dernière partie du film. Révélation qui se fait par petites touches. Ce feu qui couve sous les paupières baissées, ce cou qui reste droit sous l’injure, ces cris sous l’étreinte de l’amant ou du prédateur. C’en est spectaculaire de finesse et de justesse.
Et puis, il y a le trait contemporain, très actuel du récit. Le bruit et la teneur de ce Dernier duel résonneront bien au-delà des murs des salles noires.