Rodrigue Jean tourne un road-movie immobile

Il déteste être pris en photo; en fait, il s'y oppose carrément. Alors, laissez-moi vous le décrire. Taille: moyenne. Âge: aussi. Allure: jeune, voire Gap à vie. Yeux: bleus, profonds, allumés. Cheveux: rares, grisonnants, coupés très court. La photo n'en dirait pas plus, mais laissez-moi poursuivre. Accent: acadien international, because il vit ici, là-bas et nowhere. État d'esprit: libre, passionné. Métier: cinéaste. Nom: Rodrigue Jean.

Il y a deux ans, Full Blast, premier long métrage détonnant de Rodrigue Jean, avait soufflé tout le monde. Le film, un drame stationnaire, à fleur de peau, peuplé de personnages blessés fouillant le désert à la recherche d'une source amoureuse, semblait flotter en apesanteur dans le paysage cinématographique actuel. Yellowknife, le nouveau long métrage de Rodrigue Jean, qui prend l'affiche vendredi prochain, s'inscrit dans le prolongement du premier. Or le film prend cette fois la forme fugace du road-movie immobile. De paysages imaginaires en stations temporaires, le cinéaste nous fait traverser un pays de déserts, à la remorque d'un sextet de dépossédés dont les destins se croisent constamment.

"On part de l'Est, de l'Atlantique, pour aller vers un Nord improbable, un eldorado, un rêve par la négative. Max [le personnage principal, campé par Sébastien Huberdeau] veut aller là où il n'y a plus de société, où il n'y a pas de loi; bref, il veut se sauver de lui-même en allant vers un monde qui n'existe pas. La meilleure destination qu'il ait trouvée, c'est Yellowknife", explique Rodrigue Jean, rencontré un peu plus tôt cette semaine.

La partenaire de Max, sans qui ce voyage ne pourrait se faire - sans doute détient-elle aussi le secret qui provoque la fuite -, s'appelle Linda (Hélène Florent). Qui est-elle? Qu'est-ce qui les soude l'un à l'autre? Nul ne le sait, et nul ne le dira. "Ils sont liés par le désespoir, par quelque chose qui est hors de leur volonté", se contente de révéler Rodrigue Jean, à qui cette histoire de dérive est venue pendant qu'il faisait la promotion de Full Blast, passant de ville en ville, de chambre d'hôtel en chambre de motel, jetant sur papier l'impression immobile de son parcours.

Désespoirs conjugués

Son film se veut l'écho, dit-il, du vide actuel, du sentiment de dépossession qui s'empare du monde. Ses personnages sont ceux que nos regards excluent, ceux qu'on croise dans les centres commerciaux, à l'arrêt de bus; des personnages qui, comme il le dit, n'ont pas le luxe de se payer une identité. "Leur désir de vivre est strictement pulsionnel. Et il est tellement grand qu'il les conduit à leur perte."

Ainsi, les jumeaux que Max et Linda prennent en auto-stop donnent dans le spectacle érotique et la prostitution. Marlene (Patsy Gallant), chanteuse de club, et Johnny (Philippe Clément), son manager-amant, sont l'expression fatiguée d'espérances de jeunesse qui ne se sont jamais matérialisées, le reflet vers lequel Max et Linda, à leur insu, avancent.

Tous ces personnages, et leurs histoires de miroirs, de jumellités, de désespoirs conjugués, s'inscrivent dans un mouvement qui les ramène toujours à la case départ, comme si le lieu à atteindre ne pouvait être que la réplique de celui qu'ils viennent de quitter. "Leur seul lieu, c'est eux-mêmes. Et eux-mêmes sont vides. Un vide qu'ils essaient de remplir, mais leur désir passionnel contribue à les vider davantage. Au mieux, ils essaient à l'aveuglette de négocier leur existence."

Cette existence, Max, Linda et les autres la jettent, comme la peinture sur la toile, dans des paysages de western postmoderne qui changent et se ressemblent, une sorte d'ici et d'ailleurs fusionnés, mais très codés dans notre imaginaire nord-américain. "Notre cinématographie a abandonné la culture nord-américaine pour une sorte d'univers improbable, qui pourrait être dans toutes les villes du monde. Je trouve ça important d'entretenir un dialogue avec la culture populaire; aussi, je ne pense pas que la compréhension de notre culture, canadienne-française ou nord-américaine, appelez-la comme vous voulez, passe par le ridicule, par la bouffonnerie. Et je ne comprends pas pourquoi, quand on veut faire sérieux, on s'invente une bourgeoisie virtuelle qui vit dans des lofts."

Yellowknife a été tourné au Nouveau-Brunswick, au Québec et au Manitoba. Le cinéaste a fait appel aux bailleurs de fonds de chacune de ces provinces pour mener à terme son projet, ce qui lui a permis de faire appel à des techniciens différents, de faire poser sur son projet extrêmement précis, au niveau de l'image, du son, de l'atmosphère, un éventail de regards. "J'aime bien former des équipes mixtes, avec des cultures et des langues différentes. Ça me permet de travailler sur un projet plutôt que sur une manière de faire", dit celui qui a tâté de la danse et du théâtre avant de se lancer dans le cinéma, à la fin des années 80. Contrairement à ce qu'on peut supposer, en voyant les champs, l'autoroute, les saloons vides et les no man's lands, qui disputent aux personnages l'avant-plan, pareil tournage suppose le ralliement de centaines de collaborateurs, une lourdeur que le cinéaste n'avait pas imaginée à l'époque où il écrivait en solitaire dans sa chambre d'hôtel. "Si on avait vu le générique avant le tournage, on ne l'aurait pas fait", dit-il en blaguant à moitié.

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