Rose-Aimée Martin, femme moderne

Ce classique du cinéma québécois a été lauréat de nombreux prix, dont le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 1977, remis à Monique Mercure pour son interprétation remarquable de Rose-Aimée, cette femme singulière, et sept prix Génie.
Photo: Télé-Québec Ce classique du cinéma québécois a été lauréat de nombreux prix, dont le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 1977, remis à Monique Mercure pour son interprétation remarquable de Rose-Aimée, cette femme singulière, et sept prix Génie.

Un film historique explore toujours deux époques à la fois : celle du récit qu’il porte à l’écran et celle de son tournage. Parfois, le présent de ce passé s’y invite avec une acuité plus grande que la reconstitution elle-même, forcément limitée par une foule d’impératifs, certains économiques. Dans le cadre de la série La leçon d’histoire du cinéma québécois, des historiens de toutes les générations ont convergé vers la Cinémathèque québécoise, invités à revisiter une production à caractère historique tournée entre 1957 et 1979. Un éclairage à la fois nostalgique, érudit et surprenant. Cette semaine, J.A. Martin photographe (1976), de Jean Beaudin.

Jean Beaudin n’est pas qualifié de cinéaste de la relève au moment où J.A. Martin photographetriomphe lors de sa présentation au Festival de Cannes en 1977. Il a déjà quelques films à son actif, à l’Office national du film du Canada (Vertige, Cher Théo) comme dans l’industrie privée (Le diable est parmi nous), parfois des succès confidentiels, parfois des échecs cuisants. Mais le voilà en pleine lumière, et en grande forme, grâce au récit d’une désobéissance, celle de Rose-Aimée Martin, femme au foyer vivant à la campagne, à la fin du XIXe siècle, décidant d’accompagner son mari photographe sur les routes du Québec et des États-Unis.

Ce voyage introspectif et parfois périlleux a conduit ses artisans sur des chemins étonnants. À commencer par Monique Mercure, dont l’interprétation remarquable de cette femme singulière lui vaudra une Palme d’or, tandis que les images du chef opérateur Pierre Mignot vont séduire le cinéaste américain Robert Altman, avec qui il entamera une fructueuse collaboration (Streamers, Fool for Love, Prêt-à-porter, etc.). Quant à Beaudin, grâce à ce film coscénarisé avec Marcel Sabourin qui tient également le rôle-titre, c’est un véritable tournant dans sa trajectoire de cinéaste.

Pour explorer les ambiguïtés historiques et féministes de J.A. Martin photographe, Le Devoir s’est entretenu avec Denyse Baillargeon,  professeure émérite au Département d’histoire de l’Université de Montréal.

Quels souvenirs gardez-vous de votre premier visionnement de J.A. Martin photographe ?

J’ai l’âge de l’avoir vu en salle, à sa sortie ! Mon souvenir le plus précis, c’est la photographie, beaucoup plus que l’intrigue, qui ne m’avait pas particulièrement frappée. Quant à la photographie, je la trouvais fascinante et, lorsque j’ai revu le film après toutes ces années, elle m’a semblé tout aussi éblouissante.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Selon l’historienne Denyse Baillargeon, le film «se termine un peu en queue de poisson. Au fond, Rose-Aimée n’a jamais vraiment voulu s’émanciper totalement de son monde: ce qu’elle souhaitait, c’était prendre congé de son rôle».

Avez-vous été étonnée par certains partis pris narratifs ou idéologiques, plus faciles à décoder aujourd’hui grâce à la distance ?

L’intérêt principal du film réside dans la marginalité du personnage de J.A. Martin. Parce qu’il exerce le métier de photographe, vraiment pas très courant à l’époque, il génère une certaine envie, et une certaine méfiance ; on le voit à toutes sortes d’indices, dont les réactions des voisins. Même lors de la fameuse scène de dispute entre lui et Rose-Aimée, elle lui reproche « de ne pas travailler aux champs comme tout le monde ».

Au-delà de la marginalité, vous voyez aussi une certaine modernité ?

Jean Beaudin et Marcel Sabourin ont choisi de représenter un photographe, non pas un agriculteur. Dans ce contexte, la photographie, c’est la modernité, car elle bouleverse la représentation du monde. Le XIXe siècle n’est pas illustré ici à travers des camps de bûcherons ou des villages : il y a donc une volonté de représenter un Québec ancien… moderne.

Quand le film est tourné au début des années 1970, de jeunes historiens (Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, etc.) revisitent l’histoire du Québec et cherchent précisément à montrer que le Québec a été aussi moderne que les autres sociétés nord-américaines qui l’entourent. Ils s’opposent à la vision de Lionel Groulx, celle du Québec et de ses « dix enfants à table » comme le chantait Claude Gauthier. On a longtemps cru que toutes les Québécoises avaient eu 10 ou 15 enfants ; au début des années 1970, on découvre que non. Rose-Aimée, elle, en a quatre : deux garçons et deux filles.

L’absence de villages dans le film, Jean Beaudin l’a expliquée par un manque d’argent : enlever les poteaux électriques aurait été trop coûteux ! Par contre, une autre absence était délibérée, celle des curés !

L’Église catholique y est présente, mais en retrait. Ça se résume à quelques crucifix, dont un dans la chambre d’un hôtel fréquenté par des prostituées. En femme respectable, Rose-Aimée ne devrait pas y être, et cela va provoquer un malaise, même si l’hôtelière (Denise Proulx) essaie de camoufler ce qui s’y passe. Mais ça illustre aussi son désir d’émancipation, déterminée à accompagner son mari, à se détacher de ses enfants — même si elle en parle sans cesse au début du voyage ! Au moment de la sortie du film, nous en sommes en pleine montée du féminisme, et il était plus cohérent avec l’air du temps que l’époque représentée. Des femmes comme Rose-Aimée, de ce calibre, ce n’était pas la norme. Se rapprocher de son mari, c’était un désir très moderne. Il y a plus de 100 ans, on se mariait et on faisait vie commune pour survivre dans cette société. Une femme ne pouvait pas faire le travail d’un homme, et inversement. Le désir de Rose-Aimée d’être comprise par Joseph-Albert, je trouve ça vraiment irréaliste.

Parmi les scènes d’anthologie que compte le film, celle de la fausse couche de Rose-Aimée, étendue, seule, dans le chariot avec Joseph-Albert en retrait, m’apparaît comme une des plus émouvantes.

En ce qui me concerne, j’éprouve beaucoup de difficultés à l’interpréter. Elle illustre la distance entre les deux conjoints, tel un abîme, mais contrairement à ce que l’on pense, les hommes de cette époque étaient présents à l’accouchement : pas tous, et pas parce qu’ils le voulaient, mais souvent le médecin réclamait leur aide ou alors il n’y avait pas de sage-femme autour. Lorsque les femmes ont commencé à accoucher à l’hôpital, c’est à ce moment-là que les hommes furent chassés.

Dans cette scène, je n’arrive pas à décoder le silence et le regard de Joseph-Albert : se sent-il impuissant, coupable, dégoûté ou démuni ? J’ai surtout vu une certaine froideur, surtout lorsqu’il va chercher la pelle pour enterrer l’embryon. Cette scène m’apparaît ratée, car on ne sait pas ce que le cinéaste veut nous dire. Et le personnage de Marcel Sabourin ne parle presque pas, ce qui est très difficile pour l’acteur de même que pour le spectateur, car ici on a du mal à comprendre ses motivations.

Au fil des années, le caractère féministe du film a de plus en plus été remis en question. La conclusion me semble particulièrement révélatrice : pour Rose-Aimée, le retour au bercail devient en quelque sorte un retour à la case départ.

Ça se termine un peu en queue de poisson. Au fond, Rose-Aimée n’a jamais vraiment voulu s’émanciper totalement de son monde : ce qu’elle souhaitait, c’est de prendre congé de son rôle. Ce qui n’est pas très XIXe siècle ! Par contre, le refus des voisines de garder ses enfants, et donc leur refus de la voir s’émanciper, ça représente très bien l’époque.

Le film semble nous donner une leçon : lorsqu’elle revient, elle réalise tout ce qu’elle a manqué, et tous ses privilèges, comme sa maison et ses enfants. Cet entre-deux et cette incertitude à aller jusqu’au bout me font beaucoup penser au désir d’émancipation des Québécois. C’est en quelque sorte un reflet, tout aussi ambigu…

On peut voir le film J.A. Martin photographe, de Jean Beaudin, sur le site de l’ONF.



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