«The Courier»: Dominic Cooke, l’espion qui venait du cinéma

Le réalisateur Dominic Cooke avec l’acteur Benedict Cumberbatch (à gauche) sur le plateau de «The Courier»
Photo: Entract Films Le réalisateur Dominic Cooke avec l’acteur Benedict Cumberbatch (à gauche) sur le plateau de «The Courier»

La guerre froide, qui eut cours de 1947 à 1991 environ, fut ponctuée de diverses crises, dont celle des missiles cubains, en 1962 : le monde retint alors son souffle, craignant une guerre nucléaire. Or, comme on le sait, le conflit entre les blocs de l’Est et de l’Ouest fut évité. Ce qu’on sait moins en revanche, c’est qu’un homme d’affaires anglais en apparence sans histoire fut l’un des principaux acteurs ayant permis que le pire soit évité. Il s’appelait Greville Wynne. Réalisé par Dominic Cooke, The Courier (Le messager anglais) relate la petite histoire derrière la grande.

Il faut savoir que Dominic Cooke est un « jeune » cinéaste de 55 ans. Ainsi, The Courrier n’est que son second film après le tout aussi apprécié On Chesil Beach, adaptation d’un roman de Ian McEwan (campée au départ en 1962, tiens) contant un amour rendu impossible par les mœurs étriquées du temps. À la base, Cooke est un metteur en scène et un directeur de théâtre acclamé — il a dirigé le Royal Court Theatre de 2006 à 2013 et est, depuis 2011, un directeur associé au prestigieux National Theatre.

« Le plus drôle, c’est qu’en fait, j’ai grandi dans le milieu du cinéma, confie Dominic Cooke depuis Londres. Mon père était monteur, et je l’accompagnais souvent au studio, enfant. J’ai donc su très tôt comment “fonctionne” le cinéma. J’ai toujours nourri le désir d’y retourner. »

Or, un coup d’œil au C.V. de Dominic Cooke suffit pour comprendre que le théâtre le tint très, très occupé depuis qu’il y fit ses débuts comme metteur en scène adjoint à la Royal Shakespeare Company, vers la fin des années 1980. Au final, c’est une prise de conscience inopinée qui le poussa à faire le saut.

« Un jour, ça m’a frappé : je me suis mis à relever combien de metteurs en scène de théâtre chevronnés, à mesure qu’ils avançaient en âge, devenaient amers. C’est qu’à moins d’une captation, et encore, la mise en scène de théâtre est éphémère. Le metteur en scène est donc un artiste dont l’œuvre disparaît, et dont il ne reste rien. C’est terrible, comme constat. Et j’imagine que j’ai voulu réaliser au cinéma entre autres pour que quelque chose de moi subsiste, artistiquement parlant. »

Une « bromance »

Pourquoi avoir choisi The Courier plutôt qu’un autre projet ? Dominic Cooke lut pour le compte tout un tas de scénarios, mais celui de Tom O’Connor se démarqua d’emblée.

« Ce qui m’a plu, c’est qu’on s’attarde à la dimension humaine, personnelle de l’espionnage. Quel est le coût humain encouru par ces gens, vous voyez ce que je veux dire ? D’habitude, on a affaire à des jeux de stratégies, à l’élaboration de subterfuges, à de grosses scènes d’action… Alors que ce film-ci est un peu une bromance, une incroyable — parce que tellement improbable — histoire d’amitié entre cet homme d’affaires anglais néophyte en matière d’espionnage et cet agent double soviétique, Oleg Penkovski. Tous ces éléments conjugués rendaient la proposition assez unique à mes yeux. »

Lorsqu’on lui fait remarquer que ses deux films comportent une part de reconstitution historique, Dominic Cooke admet volontiers être fasciné par le passé. « C’est cette idée qu’il importe de savoir d’où on vient pour mieux décider où on veut aller, je suppose. C’est la seule façon d’avancer. La vision du monde de mes parents a été forgée par la Deuxième Guerre mondiale… Je suis né en 1966, et la guerre froide était une réalité très présente. »

Benedict Cumberbatch incarne Greville Wynne : un choix parfait. « J’avais déjà travaillé avec Benedict au théâtre et à la télé, et ça m’est apparu comme une évidence. Le scénario lui a plu et il a réussi à aménager son emploi du temps surchargé. Peu d’acteurs peuvent jouer comme lui cette sensibilité foncièrement britannique un peu guindée, tout en laissant entrevoir l’humain en dessous. »

De beaux rôles

 

Outre celle confiée à la vedette de Sherlock et Doctor Strange, le film offre de belles partitions à Merab Ninidze dans le rôle de Penkovski, à Jessie Buckley (I’m Thinking of Ending Things) dans celui de Sheila Wynne, l’épouse tenue dans l’ombre, de même qu’à Rachel Brosnahan (The Wonderful Mrs. Maisel) en agente de la CIA Emily Donovan.

Cette dernière, qui dirige subtilement l’opération, a d’ailleurs l’une des meilleures répliques du film : « C’est mignon comment les garçons ont l’air de penser qu’ils mènent le jeu. »

Dominic Cooke opine. « Ce personnage [une fusion de plusieurs personnes réelles] est spécialement bien écrit. Un des aspects d’Emily Donovan qui a plu à Rachel, typique de l’époque et qui a hélas sans doute toujours cours pour les femmes de nos jours, c’est ce côté de devoir prétendre être moins brillante qu’elle ne l’est en réalité. L’agente Donovan est celle qui a les idées, mais elle laisse croire à ces messieurs qu’ils y ont pensé tout seuls. »

Ce fut également là un élément déterminant dans la décision de Dominic Cooke de porter à l’écran ce scénario. À ce chapitre, en a-t-il un troisième dans son viseur ?

« Peut-être ! Quoi qu’il en soit, j’entends continuer à réaliser, car j’ai encore énormément à apprendre. »

Pour ce qui est d’apprendre, justement, son deuxième film permet d’apprécier davantage l’héroïsme discret de figures historiques méconnues.

Les coulisses de l’exploit

Au début des années 1960, Greville Wynne se rend à un dîner professionnel en croyant renouer avec une vieille accointance. Or, cet homme d’affaires anglais qui, au demeurant, ne détesterait pas être plus prospère, se voit plutôt sollicité par son gouvernement pour passer des documents de l’Est vers l’Ouest. Lors de voyages commerciaux en Union soviétique, un certain Oleg Penkovski agira comme contact. Tandis qu’une agente de la CIA, Emily Donovan, tire les ficelles, l’épouse de Wynne, Sheila, est assaillie par le doute. En toile de fond, la menace d’un conflit nucléaire se précise. Drame d’espionnage à l’ancienne, dans le bon sens (on songe parfois à du John le Carré de la première période), The Courier (Le messager anglais) est l’antithèse des James Bond et autres Jason Bourne. Tel qu’interprété par un Benedict Cumberbatch égal à lui-même, c’est-à-dire formidable, Greville Wynne est présenté comme un antihéros. Pas très en forme et trop porté sur la bouteille, Wynne finit par prendre la mesure de la tâche qui lui incombe. Sa transformation graduelle constitue, au fond, le noeud de l’intrigue. Laquelle intrigue s’avère fort bien menée, et d’autant plus captivante qu’elle s’intéresse d’abord aux motivations personnelles, pour mieux examiner par la suite comment celles-ci influent sur les grands événements. D’une élégance effacée, à l’image de ces agents qui cultivent l’invisibilité sous des dehors anonymes, la réalisation patiente donne amples occasions aux situations de révéler toute leur complexité. Le montage se resserre subrepticement, faisant croître la tension. Efficace.
 

Le messager anglais (V.F. de The Courier)
★★★  ​1/2

Drame d’espionnage de Dominic Cooke. Avec Benedict Cumberbatch, Rachel Brosnahan, Merab Ninidze, Jessie Buckley. Grande-Bretagne–États-Unis, 2020, 111 minutes. Sur la plupart des plateformes de VSD.